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Mediapart
Après une réunion parents-profs, le « cauchemar » d’une mère d’origine algérienne au cœur d’un emballement médiatique
#discriminations #extremedroite #ecole
Article mis en ligne le 11 décembre 2025

Comment un rendez-vous parents-profs finit-il récupéré par des médias d’extrême droite ? Pour avoir voulu échanger sur le contenu d’une leçon sur les croisades et le djihad, Lila s’est retrouvée au cœur d’une tempête médiatique et judiciaire.

Sur le plateau de CNews, le présentateur Julien Pasquet secoue la tête en parcourant ses notes. « Je voudrais juste qu’on finisse avec ce nouvel enseignant pris pour cible – parce que ça devient quotidien », précise-t-il en direct, dimanche 23 novembre. En plateau, l’on embraie. « C’est un début de Samuel Paty, en tout petit », assène la chroniqueuse et ancienne ministre Noëlle Lenoir.

« C’est pratiquement toujours les mêmes qui menacent de mort… Ça, c’est un signe d’un déclin profond de la France », enchaîne-t-elle. « Pour être tout à fait précis, recadre le présentateur, il n’a pas été menacé de mort, mais la mère d’élève a été très menaçante, a dit que ça ne s’arrêtera[it] pas là, que ça irait plus loin… On peut interpréter beaucoup les choses. » Suivent six minutes de commentaires sur « la crise profonde de la société » et « l’islam qui se veut à la fois une religion, un État et une société ».

Lila* a vu l’extrait et n’en revient toujours pas. C’est elle, la mère de famille « très menaçante ». Elle qui est visée depuis quinze jours par une enquête judiciaire, qui a été convoquée par la police et questionnée par les services de renseignements. Elle qui a été « assignée d’office à la pratique extrémiste d’une religion », se désole-t-elle. « Je ne me sens plus en sécurité, je suis terrifiée, heurtée dans ma chair. » (...)

Mediapart a remonté le fil de cette histoire rocambolesque qui, avant d’atterrir sur la chaîne d’extrême droite, s’est construite sur une succession de décisions hasardeuses dans un contexte de dégradation du métier d’enseignant·e. Et dans un climat de soupçon permanent qui pèse sur les musulman·es de France et celles et ceux perçu·es comme telles.

Deux versions opposées

Il faut dire que l’histoire, telle que présentée, a de quoi choquer. (...)

L Républicain lorrain, journal de référence de la région, qui a eu accès à la plainte, rapporte dès le lendemain que la mère « aurait proféré des menaces […] suite à un échange houleux sur le thème des croisades ».

Pourtant, Lila, qui n’a pas été contactée par le quotidien, raconte un échange très différent, ce mardi 18 novembre : « Alors que je le questionnais, calmement, sur la présentation qu’il avait faite d’événements historiques, plus précisément les définitions données aux élèves des croisades et du djihad, il s’est brusquement emporté, m’a menacée de porter plainte pour diffamation et m’a reproché de l’accuser de vouloir stigmatiser l’islam, alors que je n’ai pas prononcé un seul de ces mots. »

Elle dit avoir « rapidement compris que cette discussion ne mènerait à rien et décidé d’y mettre un terme ». « Il a acquiescé, nous nous sommes salués et nous sommes parties. » Le professeur, lui, aurait pris peur à l’écoute de sa dernière phrase : « Je ne vais pas en rester là. » « C’était pour dire que s’il veut porter plainte en diffamation, eh bien moi, je vais en parler au proviseur, peut-être au rectorat ! », insiste-t-elle.

Quelques minutes plus tard, elle croise dans les couloirs Jacqueline* et son mari, deux parents. « Elle m’a dit qu’elle avait eu une altercation avec un prof », se souvient la mère d’élève, contactée par Mediapart. « Elle n’était pas agressive, elle avait l’air un peu perturbée, elle n’en revenait pas. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il réagisse comme ça. » Et d’ajouter : « Je la connais, nos enfants sont devenues amies. Elle n’est pas comme ça. » (...)

Deux jours plus tard, une plainte est déposée au commissariat, pour diffamation et menaces contre un agent de la fonction publique. Une enquête a été ouverte, confirme le parquet de Val-de-Briey, saisi de l’affaire. (...)

Sollicité, ce jeune professeur a fait savoir à Mediapart qu’il ne « souhaite pas s’expliquer publiquement sur cette histoire qu’il n’a jamais voulu voir médiatisée ». Selon plusieurs sources, il souffrirait de la tournure qu’ont prise les événements et de leur récupération par l’extrême droite. Car l’histoire ne s’arrête pas là.
Convoquée par la police

Vendredi 21 novembre au matin, Lila est convoquée au commissariat. « On me demande si j’ai une idée de pourquoi je suis là, je réponds : “Absolument pas”, se remémore-t-elle. Pour la première fois de mon existence, j’ai été convoquée et interrogée par la police, comme une délinquante. Ils ont pris mes empreintes, des photos, fiché mes données… »

Lila tente de raisonner avec les agents, elle qui explique habiter Villerupt « depuis trente ans », être « engagée dans la vie scolaire » et « connue de longue date pour [s]on implication en faveur de l’enseignement public et laïque ». Elle ajoute aussi, navrée de devoir le préciser, qu’elle est « indépendante », n’est « pas pratiquante » ni « voilée ». (...)

En sortant du commissariat, elle passe au collège pour parler avec le chef d’établissement, mais n’obtient pas de rendez-vous – on lui en proposera finalement un le lundi suivant. Le temps de rentrer chez elle, elle découvre l’article du Républicain lorrain. Le rectorat de l’académie de Metz-Nancy y est interrogé et confirme l’existence d’une plainte. Il affirme que « face à des propos jugés menaçants, l’enseignant a interrompu l’échange » et précise que « l’enseignant a bénéficié de l’appui de l’inspection ».

Lila, qui n’a pas pu donner sa version des faits, bascule alors dans le « cauchemar éveillé », selon ses termes, et s’indigne de « voir sa réputation et son intégrité diffamées dans la presse, simplement pour avoir voulu comprendre le sens donné à des termes dans une leçon ». (...)

Boule de neige médiatique

Le sujet fait boule de neige et roule jusqu’aux médias d’extrême droite. Le Journal du dimanche parle, samedi 22 novembre, d’un « professeur menacé pour sa définition du djihad qui “stigmatise l’islam” ». Le député de la circonscription Frédéric Weber (Rassemblement national, RN) partage l’article sur Facebook et juge les faits « inacceptables ».

CNews l’aborde deux fois dimanche, pendant plus de vingt minutes de temps d’antenne en cumulé. Le soir, le rectorat de Nancy-Metz répond à la demande de rendez-vous de Lila et la rencontre enfin.

Lundi 24 novembre, alors que Lila est cette fois convoquée par les renseignements généraux, Le Républicain lorrain en remet une couche, avec un « vote de la semaine » adressé à ses lecteurs et lectrices : « Un enseignant du collège a déposé plainte contre la mère d’une élève suite à un échange houleux. Pensez-vous qu’il a eu raison ? » 830 personnes répondent : « Oui. » Mardi, le micro-mouvement zemmouriste Parents vigilants embraie : « L’école doit être protégée des offensives de l’islam. »

Face à ce raz-de-marée numérique, Lila n’arrive plus à décrocher les yeux des commentaires. (...)

« Même si le temps va panser mes blessures, je ne pourrai jamais m’en remettre et retrouver la confiance que j’avais dans les institutions et certains médias », (...)

« Je serai constamment dans la peur de vivre une injustice et soumise à une constante suspicion fondée sur des préjugés discriminatoires. En tant que femme d’origine algérienne, je crains dorénavant, à presque 50 ans, de ne plus jamais être traitée de la même façon que mes compatriotes. »
Un métier exposé et en tension

« On a l’impression que les infos ont fuité pour faire des clics, en dépit des protagonistes, des personnels et des élèves, regrette le syndicat FSU 54 auprès de Mediapart. On est dans la récupération d’un fait divers et l’alimentation de la haine. Soyons clairs : si ç’avait été une maman non maghrébine qui avait questionné le théorème de Pythagore, il n’y aurait pas eu d’articles ! Cette mécanique raciste fait que des trolls, qui font d’habitude de “l’anti-prof” systématique, sont maintenant des grands défenseurs de l’école. C’est le comble. »

Pour de nombreux interlocuteurs, il est toutefois nécessaire de rappeler la configuration professionnelle dans laquelle cet imbroglio a pu se développer. FSU 54, qui indique ne « pas porter de jugement ou prêter des intentions aux uns ou aux autres », résume ainsi : « On est dans un contexte où le métier d’enseignant est déstabilisé, politiquement, dans le cadre de la casse des services publics et des offensives à droite toute. Cette dévalorisation sociale pèse sur la profession, qui a le sentiment de ne pas être considérée. » (...)

« L’institution a été traumatisée par les meurtres des deux collègues Samuel Paty et Dominique Bernard. Aujourd’hui, ils ne prennent plus le risque », commente un ancien directeur, désormais spécialisé dans l’accompagnement des professeur·es qui font face à ce genre de difficultés. « Alors, dès qu’on est un peu dépassés, tout le monde ouvre les parapluies à tous les niveaux, et on va conseiller immédiatement aux collègues de déposer plainte. Et comme ça, ça quitte le monde de l’Éducation nationale et ça part dans les mains de la justice. »

La justice, d’ailleurs, a sa propre partition à jouer : l’enquête préliminaire est encore en cours, nous indique le parquet de Val-de-Briey, et de « dernières auditions » doivent être menées. Pendant ce temps, Lila attend. Parfois, elle se demande si « tout ça est bien réel, si cela s’est vraiment produit, et surtout, pourquoi ». (...)