
La répression de la migration, la militarisation des frontières aggravent les violences de genre et les rapports de domination entre les sexes. Peut-on se fier aux discours politiques qui prétendent libérer les femmes bloquées aux frontières ? Une étude de terrain menée au Maroc entre 2015 et 2017 permet de décrire des figures de résistance, qui bouleversent l’imaginaire de la frontière.
De jeunes hommes noirs criant « Boza ! Boza ! Boza ! » (victoire !) après être entrés par les barrières de Ceuta ou Melilla. C’est l’image qui vient le plus fréquemment à l’évocation de la frontière maroco-espagnole. Ou serait-ce celle des militaires, des rangées de 4x4, des matraques, des corps blessés par les lames du barbelé, bastonnés et refoulés illégalement par la coopération sécuritaire hispano-chérifienne ? Beaucoup de testostérone dans ces scènes de guerre aux migrants qui se déroulent encore de façon récurrente. N’y-a-t-il donc aucune femme à cette frontière ? « Nous sommes des battantes » déclarent plusieurs d’entre elles au cours d’entretiens.
Approche féministe d’un terrain virilisé
L’intérêt exclusif des médias pour les sauteurs de barrières ne donne à appréhender que les aspects les plus évidents de la répression de la mobilité africaine vers l’Europe et invisibilise les expériences et résistances des femmes en attente de passage de la frontière. « Toutes victimes de traite », affirment les autorités marocaines et espagnoles pour légitimer leurs politiques migratoires répressives au nom de la (soi-disant) libération des femmes migrantes. « Minoritaires », « difficiles d’accès » rétorquent d’autres pour justifier leur manque d’intérêt et d’information. Une approche ethnographique et féministe se révèle indispensable pour rompre avec les discours dominants et recueillir la parole des premières concernées.
Si l’on en sait plus sur les femmes en migration et surtout si on les laisse se dire elles-mêmes, on pourra mieux appréhender dans sa globalité le dispositif de blocage et de passage de la frontière et les conséquences profondes des politiques d’externalisation des frontières de l’Union européenne (UE) en Afrique. Il s’agit ainsi de voir notamment les liens et les effets réciproques entre le genre et la gestion militarisée de la migration. (...)
« Le bureau d’asile est un système raciste. Si tu es noir et que tu vas près de la frontière, tu seras frappé, tu ne peux pas arriver là-bas » explique un homme nigérian. Cependant, certaines femmes dites « subsahariennes » arrivent à transcender cette frontière raciale : « quand tu es teint clair, tu peux tenter de marcher à la frontière en te déguisant en marocaine avec le voile, et tu suis la foule en priant pour qu’on ne te contrôle pas » explique une femme guinéenne. Cette technique, bien que quantitativement moins importante est devenue l’un des modes de passage possibles pour les femmes ne pouvant se payer une traversée en mer.
Le genre du boza. Les « guerriers » qui « frappent » (expressions utilisées par les personnes concernées) aux barrières de Ceuta et Melilla sont en écrasante majorité de genre masculin. À Melilla, en dix ans de boza, il n’y aurait eu que deux cas de femmes. De plus, l’une d’elles aurait profité d’une barrière endommagée pour passer, et c’était donc une boza facilitée, m’a-t-on précisé. « Les barrières, c’est trop difficile pour les femmes, c’est trop physique et trop dangereux » estiment les hommes (exilés, militaires). La guerre au niveau des barrières exclut d’emblée les femmes. Seuls les hommes (même mineurs) vont au front. Il est donc d’usage que les femmes soient assignées à la voie maritime et tentent des traversées en zodiac aux prix exorbitants. Le recours à la grossesse est une tactique répandue pour augmenter les chances de passer la frontière et d’arriver en Espagne : « Le Salvamento [organisme espagnol de sauvetage en mer] aura plus de pitié s’il y a des femmes enceintes ou avec des bébés dans le zodiac » m’explique un Nigérian chef de campement basé à Nador. Ainsi des femmes cherchent à tomber enceintes ou y sont contraintes pour avoir plus de chances de monter dans une embarcation. En revanche, les menstruations sont vues d’un mauvais œil « si tu as tes menstrues, on ne te laisse pas monter dans le convoi, car on dit que ça attire les requins » m’ont expliqué plusieurs femmes en attente de la traversée. « On ne peut pas laisser les femmes qui ont leurs règles monter dans le convoi, ça va porter malheur », ajoute-t-on du côté masculin. Avant d’embarquer, il arrive parfois que ce soit vérifié in situ : « Avant de monter dans le convoi, le chairman [2] demande à une femme de passer la main dans le dessous de chaque fille pour voir s’il y a du sang » se souvient une jeune sénégalaise.
« Europe sans visa n’est pas gratuit » [3]. Le pouvoir économique façonne également la tentative d’entrée des candidat·es à l’Europe. Les migrant·es les plus pauvres privilégient le franchissement de la barrière car il n’est pas payant (même si des « droits de ghetto » sont payés pour rester dans les campements). Si une personne a de l’argent [4], elle préfèrera payer une tentative de traversée par mer ou, mieux encore, se cacher dans le double fond d’une voiture qui passera la frontière terrestre. En général, une personne pouvant avancer une grosse somme d’argent attendra beaucoup moins longtemps en forêt son tour de passage et subira donc moins (ou pas du tout) de répression de la part des forces de l’ordre.
Ainsi, en fonction des dynamiques locales de rapports sociaux de sexe, de race et de classe et de leurs imbrications, une personne tentera d’entrer en Espagne de façon différente (...)
Les figures du « soldat-héros » et de la « femme victime » : effets performatifs de la guerre anti-migrants
En attente d’un passage de la frontière, par voie terrestre ou maritime, les candidat·es à l’immigration sont contraint·es de vivre plus ou moins longtemps (de quelques jours à plusieurs années) dans les campements cachés dans les forêts environnantes. Là aussi, il convient d’analyser l’enchevêtrement des systèmes d’oppression qui régissent l’espace-frontière.
« La forêt, ce n’est pas fait pour les femmes, c’est trop dur pour elles » affirment souvent les « guerriers ». L’organisation des campements en forêt est généralement patriarcale. L’autorité y est toujours détenue par des hommes, les chairmen, qui établissent les règles de vie et la hiérarchie à respecter. Dans les campements, même l’organisation spatiale marque un contrôle des femmes : les abris où elles dorment sont très souvent proches de la tente du chairman. Les femmes n’ont jamais de poste à responsabilité dans le « gouvernement de la forêt ». Si elles sont considérées comme « trop vulnérables », « trop fragiles », pour supporter la vie en forêt, leur présence est en réalité utile et instrumentalisée par les hommes des campements : « Elles peuvent au moins descendre en ville pour taper le salam [mendier] et ramener de la nourriture car on ne les arrête pas. Nous les hommes, on nous traque. » Dans les campements elles peuvent également avoir un rôle de pourvoyeuses de services sexuels. Certaines, faute d’argent pour payer leur traversée ou leur nourriture ou celle de leur(s) enfant(s), s’adonnent au travail du sexe comme ressource pour survivre et atteindre leur objectif d’aller en Europe. D’autres se voient contraintes à des rapports sexuels pour obtenir la protection d’un homme qui les protégera des autres hommes. D’autres encore sont empêchées de tenter la traversée si elles ne cèdent pas au chantage sexuel du chairman(...)
même si une femme a l’argent pour payer sa traversée, elle pourra en être empêchée par un chairman qui voudra se l’approprier sexuellement. Certaines femmes verront ainsi s’allonger leur durée d’attente dans la forêt et, en conséquence, se risqueront davantage au chantage sexuel, au travail du sexe plus ou moins contraint, ou à des abus sexuels (que ce soit de la part de militaires ou civils marocains entrant parfois dans les campements ou de migrants), d’autres renonceront au passage de la frontière dans ces conditions.
Face à la répression ultra-violente, les hommes migrants semblent se réfugier dans une mise en scène de soi où l’on est un « vaillant soldat » devant risquer sa vie au front, dans un espace frontière devenu lieu de guerre pour les migrant·es. « Guerriers », « soldats », « commandos », « choqueurs de barrière » sont les noms que les hommes se donnent dans les campements. (...)
Il est intéressant de noter que dans les « gouvernements » des forêts, les chairmen et leurs sous-officiers sont souvent d’anciens militaires. « Si tu es un homme homosexuel, tu as intérêt à jouer le soldat toi aussi » m’a-t-on glissé lors d’un entretien. La violence peut en effet survenir entre hommes migrants si des différends se déclarent ou si les règles imposées par le chef du campement ne sont pas respectées. Des récits évoquent ainsi les punitions violentes infligées à des hommes accusés de collaboration avec les autorités espagnoles ou marocaines.
« On voit de plus en plus d’hommes migrants développer des psychoses du fait de ce qu’ils vivent en forêt, de la traque violente qu’ils subissent de la part des forces de l’ordre et de leur blocage au Maroc. Pour les femmes, les traumatismes sont plus souvent liés à des violences sexuelles » explique une psychologue travaillant dans un centre d’accueil pour migrants à Rabat. (...)
La dureté de la vie en forêt et de la répression militarisée exacerbent ainsi une féminité vulnérable des migrantes et dans le même temps une masculinité viriliste des migrants. La guerre menée à la frontière semble renforcer le statut d’anciens militaires parmi les migrant·es mais aussi celui des militaires se trouvant de l’autre côté. (...)
rien n’est mis en œuvre pour protéger de potentielles victimes de traite humaine. L’accent mis sur la question de la traite invisibilise et dépolitise les violences de genre, notamment sexuelles, vécues par les femmes bloquées aux frontières, violences induites par les politiques entravant la libre circulation. (...)
Les discours institutionnels prétendent ainsi que la violence contre les femmes viendrait d’eux (les hommes noirs migrants) et pas de nous, les États, marocain ou espagnol. Comme si les politiques sécuritaires organisant la frontière constituaient des opérations pro-droits des femmes. Sous couvert d’« humanitarisme sexuel » [9], il s’agit en fait de mieux rafler, mieux réprimer et mieux refouler l’ensemble des candidat·es noir·es à l’Europe, en toute impunité.
De l’urgence du prisme du genre pour mieux décrypter l’envers de la frontière
Universitaires, humanitaires ou militants, les travaux qui s’attachent à analyser et documenter les effets des politiques migratoires sécuritaires ne peuvent plus faire l’impasse sur les rapports sociaux de sexe, qui sont indissociables des rapports de race et de classe qui structurent les frontières.
Si l’on ne donne pas la parole aux femmes en migration, agentes actives et en interaction permanente avec l’ensemble des acteurs gravitant autour des frontières, si l’on ne recueille pas leur point de vue, comment déconstruire les catégories politiques amalgamantes (« lutte contre la traite », « lutte contre les mafias ») qui instrumentalisent les violences de genre aggravées par ces mêmes politiques de militarisation des frontières ?
Les femmes rencontrées, pleinement conscientes que les politiques sécuritaires et les rapports patriarcaux les vulnérabilisent, se présentent souvent comme des « battantes » qui résistent « doublement ». Elles dénoncent la violence particulière qui les affecte en tant que femmes, noires, migrantes avec peu de ressources économiques, et insistent sur les efforts supplémentaires qu’elles doivent fournir pour y faire face et s’en sortir. « Presque toutes les femmes sont violées aux frontières » assènent-elles. La vulnérabilité de ces femmes n’a pas à être considérée selon une vision binaire et essentialiste qu’il convient de critiquer [10]. Par leur seule présence, elles font partie intégrante de la résistance à des politiques migratoires racistes et violentes.
Les transgressions des frontières politiques, raciales et sexuelles qu’elles doivent mener de front en font même des résistantes de chaque instant. (...)