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Mediapart
« C’est la première fois qu’on me traite comme un être humain au Liban »
#Liban #SierraLeone #femmes #immigration #esclavage #solidarités
Article mis en ligne le 4 novembre 2024
dernière modification le 1er novembre 2024

Abandonnées par leurs employeurs partis se mettre à l’abri des bombes, des centaines de travailleuses domestiques surexploitées se retrouvent en grande détresse au Liban. Reportage dans un refuge qui accueille 200 femmes venues de Sierra Leone.

Banlieue de Beyrouth (Liban), 23 octobre 2024. Kadiatu Kamara est sûre de sa décision. Elle reste au Liban.

Elle a beaucoup hésité, déchirée entre le besoin de quitter ce pays en guerre où elle est si maltraitée, de rentrer à Freetown, en Sierra Leone, retrouver ses enfants de 5 et 11 ans qu’elle n’a pas vus depuis deux ans, et cette « lourde responsabilité » qui l’accable : elle doit subvenir aux besoins de sa famille.

Elle est le pilier du foyer, celle sur qui on a tout misé pour sortir de la pauvreté. Pour cela, elle est devenue travailleuse domestique dans un Liban vendu comme un eldorado et qui s’avère être un enfer.

Depuis qu’elle a quitté Freetown, après s’être endettée auprès d’une agence de recrutement de domestiques, elle n’a connu que des abus et des violences, travaillant en moyenne vingt heures par jour, sept jours sur sept.

Arrivée en 2022, Kadiatu Kamara n’a touché les premiers mois qu’à peine 50 des 150 dollars promis. Le reste était prélevé pour rembourser la dette de 600 dollars contractée pour travailler. Certains mois elle était payée, d’autres non.

Bonne à tout faire dans une famille chrétienne maronite du nord du Liban, elle s’est occupée tout particulièrement d’un homme grabataire. À sa mort, son entourage est devenu « de plus en plus dur et méchant » avec elle.

Kadiatu Kamara s’est enfuie, elle a rejoint la capitale. Sans papiers. Son passeport lui avait été confisqué à son arrivée par son employeur. À un arrêt de bus, elle rencontre une Sierraléonaise prête à l’aider en échange de 300 dollars. Elle décline, erre dans Beyrouth.

Des hommes lui proposent de devenir « sharmuta » (prostituée en arabe), d’autres de travailler pour leur famille en échange de rapports sexuels. Elle prend ses jambes à son cou : « Je ne veux pas monnayer mon corps, ni tomber enceinte, je veux juste travailler. » Elle a en tête les récits de viols qui circulent à mots couverts entre « sœurs », comme elle appelle ses camarades d’infortune.

Et Israël s’est mis à bombarder Beyrouth. (...)

Fin septembre, Déa Hage-Chahine et Lea Ghorayeb, deux Libanaises choquées par le sort réservé aux travailleuses domestiques, l’ont extraite de la rue et mise à l’abri des bombardements, dans un vaste entrepôt de la banlieue de Beyrouth, qu’elles ont transformé en refuge.

Là où des dizaines de « sœurs » connaissent le même malheur. Quand la majorité veut quitter « ce pays de racistes qui nous surexploite », dit sa voisine de matelas, Kadiatu Kamara ne veut pas être rapatriée. Elle espère qu’il existe une famille respectueuse au Liban.

Déa Hage-Chahine et Lea Ghorayeb, – « les premières personnes à me traiter comme une être humain au Liban », dit Kadiatu Kamara – ont promis d’aider celles qui resteraient à trouver un employeur vertueux. (...)

Près de deux cents femmes originaires de Sierra Leone, ne connaissant pas la langue arabe, vivent dans le refuge créé dans l’urgence par Déa Hage-Chahine (à droite) et Lea Ghorayeb, deux amies qui se sont connues dans l’événementiel et veulent « se rendre utiles ». La première a travaillé dans le secteur du voyage. La seconde est architecte.

Ensemble, elles ont mis à profit leur réseau familial, amical, professionnel pour transformer un hangar dédié aux fêtes de mariage en espace sûr pour des dizaines de travailleuses migrantes surexploitées dans l’intimité des foyers puis abandonnées en pleine guerre, très souvent sans argent ni passeport.

C’est une vidéo postée sur Facebook par l’activiste Nasri Sayegh qui les a interpellées. L’appel au secours d’une quinzaine de Sierraléonaises, arrivées du sud du Liban, où les bombes israéliennes pleuvent, jusqu’à une plage de Beyrouth, où elles dorment à même le sable.

Avec Ryan, un ami médecin, Lea Ghorayeb leur rend visite, leur apporte de l’eau, des repas, des couvertures. Elle y retourne le lendemain, découvre qu’elles sont encore plus nombreuses : trente-cinq, puis soixante.
(...)

Le Liban compte plus de 250 000 travailleurs et travailleuses venu·es d’Afrique et d’Asie, essentiellement des femmes employées comme domestiques (souvent mères célibataires) sous le régime de la kafala, un système féodal de « parrainage » qui désigne, en droit islamique, une tutelle sans filiation, transformée en machine à broyer à l’ère du capitalisme débridé.

L’employeur (dit le kafeel, en arabe, soit le « parrain » ou « sponsor ») dispose des pleins pouvoirs sur son employé·e, qu’il peut priver de ses papiers, de son salaire, de ses droits en toute impunité. Une forme d’esclavage moderne qui traverse le Proche et le Moyen-Orient, dénoncée par les organisations internationales de défense des droits humains. (...)

Le hangar qui sert de refuge appartient au père de Déa Hage-Chahine et à un de ses associés. Ils ont été sollicités en dernier recours. « Aucun centre de déplacés n’a voulu accepter les filles, parce qu’elles ne sont pas libanaises » (...)

Pour Déa Hage-Chahine, Lea Ghorayeb et leurs soutiens, le prochain challenge sera l’abrogation de la kafala. « On va nous dire que ce n’est pas la priorité si on le porte dans le débat public aujourd’hui, avec la guerre, l’effondrement du pays, mais il le faudra. Au Liban, tout le monde a son esclave, dans les classes aisées comme populaires, car la loi ne l’empêche pas. Il est temps d’en finir avec cet esclavage moderne qui profite de la vulnérabilité d’êtres humains pour les traiter comme des sous-humains. »