Très attendu sur le sujet dans un contexte de poussée des extrêmes droites, le patron de Canal+, Maxime Saada, a donné des gages au milieu du cinéma, vendredi 7 novembre, face au spectre redouté d’une intervention de Vincent Bolloré sur les films à financer.
depuis que Canal+ a été avalé en 2015 par Vincent Bolloré, le cinéma français se demande chaque jour ou presque s’il ne sera pas le prochain à subir une mise au pas idéologique forcée. Le milliardaire breton consacre de plus en plus ouvertement son énergie et sa fortune à la victoire électorale de l’extrême droite et commande à toutes ses acquisitions dans la presse et l’édition d’y contribuer.
Ce qui était jusqu’à présent un tabou dans le milieu, que Mediapart avait documenté en mai dernier, s’est donc logiquement invité à la table de l’ARP, la Société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs, qui organisait son raout annuel au Touquet (Pas-de-Calais), du 5 au 7 novembre. D’autant que Canal+ vient d’annoncer son acquisition de 34 % du capital du réseau de salles de cinéma UGC, avant une prise de contrôle totale prévue pour 2028. (...)
« On ne me parle que de ça depuis que je suis arrivé [au Touquet]. Enfin, ceux qui osent », a lancé Maxime Saada, lorsque son interlocuteur, Jérôme Enrico, président de l’ARP, lui a demandé s’il n’y avait pas « un danger que les choix politiques de Vincent Bolloré aient une incidence un jour sur la diversité de Canal ».
La réponse de Maxime Saada s’est voulue claire et sans appel : « Nous n’avons pas de prisme politique chez Canal+. S’il y en avait un, Canal+ en mourrait. Les deux seuls prismes qui priment chez Canal sont artistique et commercial. » Comme pour donner des gages de sa bonne foi à l’assistance, venue en nombre assister à cet entretien matinal, Saada a assuré avoir pris la décision d’arrêter les émissions « qui auraient pu être jugées comme politiques » afin de couper court à « toute interprétation possible » sur l’orientation politique du groupe. Il a notamment cité comme exemple l’arrêt en 2021 d’une émission de décryptage de l’actualité animée par Yves Calvi.
« On est dans une logique culturelle, artistique et éventuellement commerciale et c’est tout ce qui régit nos investissements », a appuyé le président du directoire de Canal+. En effet, les auteurs et réalisateurs français n’ont eu à déplorer qu’en de rares occasions des inflexions portant la marque de Vincent Bolloré dans les choix de financement de Canal+. (...)
Maxime Saada a même semblé vouloir minimiser le poids de Vincent Bolloré au sein de Canal+, dont il est, avec 30 % du capital, « l’actionnaire de référence mais pas l’actionnaire de contrôle ». Même si Vincent Bolloré, en passionné de cinéma qu’il dit être, s’invite au comité chargé de sélectionner les projets que le groupe va financer. Les investissements à plus de 1 million d’euros doivent d’ailleurs tous recevoir son assentiment.
Prenant ses distances, mais pas trop, Maxime Saada a tout de même eu un mot doux pour son patron, dont il a vanté la « stabilité » dans un secteur en pleine reconfiguration, n’excluant pas le risque d’un rachat de Canal+ par un groupe anglo-saxon (...)
Comme bien d’autres au Touquet, le réalisateur de Ma petite entreprise insiste sur un élément, gage de sécurité à ses yeux : les équipes des comités de sélection des films n’ont pas changé avec l’arrivée de Bolloré, les interlocuteurs et interlocutrices, dont Laurent Hassid, le directeur des acquisitions, sont resté·es les mêmes, des « passionné·es de cinéma ».
L’ARP est l’une des nombreuses organisations de professionnel·les du cinéma qui défend l’« exception culturelle » française. Elle est loin de représenter l’ensemble du secteur. Mais ses rencontres, chaque année, se sont imposées comme l’un des endroits où le milieu débat des défis en cours, de l’intelligence artificielle aux relations avec les États-Unis de Donald Trump. (...)
Cette année, la mise au point de Saada sur Bolloré cadrait avec une édition inquiète, sur fond d’instabilité politique en France et de poussée des extrêmes droites presque partout dans le monde. Dans son communiqué final, l’association exhorte, à quelques encablures de la présidentielle 2027 : « Le moment est grave [...]. La période rend la culture et le cinéma subversifs par essence, assumons-le. Puisque nous sommes perçus comme un ennemi, alors assumons cette situation que nous n’avons pas choisie, refusons d’être la victime prise de vitesse… et livrons bataille ! »
« Il y a une ambiance particulière cette année, confirme Pierre Jolivet. On sent une densité dans les conversations privées, professionnelles. Une inquiétude extrêmement forte. » Il observe même une « grande bascule » : « Balladur et Mitterrand, Chirac et Jospin, tous défendaient les mêmes valeurs, celles de l’exception culturelle. On a vécu ces années sur une sorte de consensus absolu sur la culture entre la gauche et la droite. Mais une grande bascule est en cours. Avec le Rassemblement national, mais aussi Laurent Wauquiez et Christelle Morançais [respectivement à la tête des régions Auvergne-Rhône-Alpes et Pays de la Loire, où des coupes budgétaires massives ont été décidées contre la culture – ndlr]. » (...)
l’eurodéputée Place publique Aurore Lalucq, manifestement à l’unisson d’une partie de la salle, a exprimé une forme de désarroi : « Dans tous les débats, la culture n’est plus un sujet. L’audiovisuel public non plus. Je suis inquiète, car les seuls qui ont un propos sur le sujet c’est l’extrême droite [...]. Nous, on est extrêmement faibles par rapport à ça. » (...)