Des dizaines d’embarcations bleues en fibre de verre sont abandonnées avant d’être détruites, tout comme les quelques affaires prises par les migrants pour cette dangereuse traversée de la Méditerranée. Des gilets de sauvetage flottent au milieu des restes de bouteilles d’eau et jerricans d’essence. Des doudounes, claquettes et fusées de détresse traînent encore, abandonnées par les exilés. En périphérie de Palma de Majorque, capitale de la communauté autonome des îles Baléares, c’est dans l’ancienne caserne militaire de Son Tous que les autorités entreposent les embarcations utilisées par les migrants pour traverser les quelque 300 km de mer qui séparent l’archipel espagnol de l’Algérie après leur sauvetage.
Et sur chacune des embarcations, des inscriptions : "SM 10/2025", "GC 20/6/2025". Date à laquelle les opérations de sauvetage - menées par le Salvamento Maritimo (SM) ou la Guardia Civil (GC) - ont eu lieu.
Arrivées records
Ces derniers mois, les secours ne cessent d’être sollicités. Jamais autant d’exilés n’ont atteint les îles Baléares, situées en Méditerranée, à l’est de la péninsule ibérique. Selon les derniers chiffres du ministère de l’Intérieur espagnol, 6 104 migrants ont atteint l’archipel depuis le début de l’année. Une hausse de 75,4 % par rapport à l’an dernier.
Depuis le 1er janvier, plus de 330 embarcations sont arrivées aux Baléares, c’est déjà plus que toute l’année 2024. "Cet été particulièrement, c’était le chaos", raconte à InfoMigrants Margalida Capellà, directrice de l’Observatoire des migrations de l’université des îles Baléares (UIB) et professeure de droit international. (...)
"Des bateaux arrivaient quasiment tous les jours cet été. Il y avait aussi des cadavres, des disparus. Ce sont des situations anormales qu’on ne voyait pas l’année dernière", raconte ce gaillard avec véhémence. "Parfois, il y avait deux, trois, voire quatre bateaux qui arrivaient en même temps !"
"L’état d’urgence migratoire"
Une situation inédite qui a poussé le gouvernement à décréter "l’état d’urgence migratoire" le 16 septembre. Un dispositif légal permettant à l’administration d’accélérer les procédures administratives "auquel il a fallu recourir afin d’accélérer la mise à disposition de structures équipées de services de base" pour les migrants, indique le gouvernement à InfoMigrants.
Ainsi, près de sept millions d’euros ont été débloqués pour la création de structures temporaires d’accueil dans l’archipel. À Ibiza et Formentera, des grandes tentes blanches permettront d’accueillir respectivement 120 et 20 migrants pour "un maximum d’une journée", précise la délégation du gouvernement espagnol aux îles Baléares. (...)
À Palma, qui concentre la plus grosse part des arrivées, l’installation a pris du retard. En attendant, tandis que les paquebots de croisière inondent le port de leurs lumières, un discret hall de la station maritime est laissé ouvert la nuit pour que les exilés puissent y dormir avant d’embarquer pour la péninsule le lendemain. Dès 20 heures, les agents d’accueil laissent la porte ouverte au cas où la police viendrait déposer des exilés. Ces dernières semaines, une employée de la station maritime nous raconte découvrir "pratiquement tous les jours" des migrants patientant sur les bancs de fer du hall en arrivant au travail le matin.
Toutefois, la fréquence de leur présence varie au gré des arrivées des "pateras" - le nom espagnol donné aux embarcations - et des sauvetages. (...)
Depuis septembre, la Croix-Rouge distribue nourriture, vêtements et autres produits de première nécessité aux exilés arrivant aux Baléares. L’organisation s’occupe aussi des personnes particulièrement vulnérables comme les femmes enceintes ou les personnes ayant besoin d’une prise en charge médicale (...)
L’ONG dispose d’un centre de 44 places à Palma mais étant débordée, elle a dû se résoudre à placer des migrants dans des hôtels. "Depuis cet été, nous avons 20 places supplémentaires dans un hôtel de la ville", précise-t-elle derrière son bureau, vêtue du dossard flanqué du logo aux couleurs emblématiques de l’organisation.
"La logique est de faire partir toutes les personnes qui arrivent"
Mais c’est surtout le profil des exilés qui a provoqué les tensions du système sur l’île. Avant, la grande majorité des migrants venaient d’Algérie. Désormais, de plus en plus de Subsahariens prennent place dans ces embarcations. (...)
Une conséquence directe des accords conclus avec la Mauritanie par l’Union européenne (UE) et l’Espagne. "Cela a incité les migrants à se diriger vers l’Algérie, où cette surveillance est absente et où, de plus, le trajet est plus court que celui vers les Canaries : ils peuvent être ici en 15 heures et rejoindre l’Union européenne depuis l’Afrique", analyse la professeure Margalida Capellà. (...)
Des Maliens, Sénégalais, Gambiens, Burkinabè, Somaliens ou encore Pakistanais se retrouvent donc dans des embarcations au départ des côtes algériennes. Un détail qui pourrait sembler anodin, mais "c’est un changement très important". "Contrairement aux Algériens par exemple, ces personnes peuvent demander l’asile. Le gouvernement espagnol doit donc les protéger", ajoute la professeure. Et d’ajouter : "Le système s’est effondré parce qu’il n’était pas préparé à recevoir autant de personnes".
Devant le fait accompli, les autorités espagnoles n’ont d’autres choix que d’envoyer les migrants vers la péninsule. (...)
Naufrages et disparus
Une route migratoire qui est loin d’être sans risques. Selon le délégué du gouvernement aux Baléares, 45 corps de migrants décédés ont été retrouvés sur la côte ou en mer depuis le début de l’année (...)
la présidente du gouvernement des Îles Baléares, Marga Prohens, s’est rendue à Bruxelles pour réclamer le déploiement de Frontex, l’agence européenne de surveillance des frontières, au large de l’archipel. "Les îles Baléares sont aujourd’hui la principale porte d’entrée de l’immigration irrégulière vers l’Europe via la Méditerranée", a-t-elle déclaré devant la Commission européenne.
Magnus Bronner, le commissaire européen aux Affaires intérieures et à la Migration, s’est dit prêt à déployer des membres de l’agence, à condition que ce soit le gouvernement espagnol qui en fasse la demande.