
Mégalopole en pleine mutation, Abidjan se fait vitrine d’un développement - qui fonctionne parfois à marche forcée. Pour en finir avec ses quartiers informels et “assainir le cadre de vie”, les autorités ont lancé entre janvier et novembre 2024 une vaste campagne de déguerpissement. Neuf mois après la fin de ces opérations, la majorité des familles n’ont été ni indemnisées, ni relogées.
L’émotion est perceptible dans les yeux de Gbozo Gougoua quand il raconte la matinée du 30 août 2024, jour où son quartier a été détruit à coups de pelleteuse. "Je n’ai pu sauver qu’un sac avec les diplômes de mes enfants" explique celui qui est revenu vivre à l’endroit même où se trouvait sa maison, dans une simple cabane de fortune. (...)
Sur le millier d’habitants que comptait le quartier, une cinquantaine sont venus se réinstaller après sa destruction. Ils y survivent dans des conditions d’extrême précarité, alors qu’aucun d’entre eux n’a reçu d’indemnisation. (...)
À Abidjan, une vingtaine de quartiers ont ainsi été rasés, et leurs habitants expulsés de force. Selon Amnesty International, environ 30 000 personnes ont été concernées dans la capitale économique ivoirienne.
D’après Pulchérie Gbalet, militante des droits humains et représentante de la Coalition des victimes et menacées de "déguerpis"sements, sur la vingtaine de zones touchées, seules deux ont été concernées par l’indemnisation de 250 000 francs CFA (environ 380 euros) annoncée par les autorités. Selon la Coalition, moins de 10 % des "déguerpis" en auraient bénéficié et elle serait insuffisante. "Ils disent vouloir lutter contre les quartiers précaires, mais en donnant 250 000 francs CFA comme indemnité, il n’y a que dans un autre quartier précaire que les personnes peuvent aller se réinstaller" explique-t-elle.
"Aujourd’hui, tous mes enfants sont éparpillés"
Pour répondre à la crise, le gouvernement a également fait construire 3 000 lots dans la commune d’Anyama. Ils sont proposés à la vente et les "déguerpis" bénéficient d’un prix réduit. Mais pour Michel Irié, membre de la Coalition, la solution est inadaptée car la ville est située en périphérie d’Abidjan.
Par ailleurs, certains "déguerpis", qui étaient déjà propriétaires de leur logement, ne souhaitent pas investir à nouveau sans avoir été indemnisés. (...)
En effet, si de nombreux "déguerpis" occupaient des constructions informelles, d’autres possédaient des titres fonciers et habitaient des logements "en dur". Emmanuel Kra Dangui par exemple, un ancien député, vivait dans le quartier Cité Fernande de la commune d’Attécoubé. Sa villa était suffisamment grande pour accueillir ses 20 enfants.
"Les déguerpissements devaient concerner les habitations précaires situées sous la ligne de haute tension, ce qui n’était pas mon cas. J’ai été pris totalement par surprise" se rappelle-t-il. "Aujourd’hui, tous mes enfants sont éparpillés, ma famille est totalement détruite, et je n’ai pas eu d’autres choix que de retourner au village."
Des zones détruites au profit des routes
Une cellule a été créée par le gouvernement pour gérer la crise des "déguerpis", sous la houlette de la primature. "On sait qu’il y a eu des fausses victimes inscrites sur les listes des personnes pouvant bénéficier des indemnisations. Mais, malgré nos nombreuses relances, la cellule refuse de nous recevoir" déplore Michel Irié.
"En ce moment, à l’approche des élections, le gouvernement organise des rendez-vous avec la Commission nationale des droits de l’Homme et semble un peu plus réactif, mais nous ne sommes pas dupes". (...)
Par ailleurs, certaines zones ont également été rasées afin de permettre la construction d’infrastructures routières, indispensables au développement de la ville, selon les autorités. (...)
Les déguerpissements ont fragilisé une population largement dépendante de revenus informels. (...)