
En publiant « Sortir de la Ve », Carolina Cerda-Guzman revient efficacement sur les raisons d’en finir avec le régime actuel. Plutôt qu’un nouveau texte constitutionnel fait en chambre, la juriste propose une méthode pour que les citoyennes et les citoyens participent à son écriture.
Comme dans Le Crime de l’Orient-Express, d’Agatha Christie, les responsabilités dans le blocage politique français sont nombreuses. Emmanuel Macron est certes souvent pointé comme le coupable numéro un, pour s’acharner à nommer des premiers ministres issus de son camp minoritaire et en recul, sans aucune méthode pour s’assurer un soutien plus large. Mais la mauvaise qualité de nos institutions ne doit pas être oubliée.
De fait, le pays découvre à quel point nos dispositions constitutionnelles et nos règles électorales sont devenues inadaptées à un paysage politique fragmenté, dont aucun des trois pôles principaux ne parvient à obtenir une majorité confortable à l’Assemblée nationale. Autrement dit, si les acteurs semblent jouer une partition aussi mauvaise, c’est aussi que le cadre posé par le décor et la mise en scène font peser sur eux des contraintes difficilement surmontables.
(...) « Cet ouvrage, annonce-t-elle en introduction, n’a pas pour vocation d’être un énième livre proposant une vision de ce que pourrait être la VIe République, mais de discuter des modalités de son avènement. »
Cette spécialiste du droit constitutionnel sait bien qu’un changement de régime ne se produira pas simplement parce qu’il apparaît rationnel. Le cas chilien, dont elle a une connaissance intime, invite cependant à penser qu’un événement déclencheur, sur fond d’insatisfaction latente, peut conduire à ce que cette revendication devienne massive et force la classe dirigeante à franchir le pas. Il reste que la peur d’un saut aventureux doit être conjurée par une méthode solide, que l’autrice s’efforce de détailler en 150 pages bien construites.
Pénétrer dans la « salle des machines »
Avant d’en venir là, Carolina Cerda-Guzman prend le temps d’expliquer en quoi la situation est devenue intenable. Ce faisant, elle éclaire la situation inédite dans laquelle se trouve le pays depuis cet été. (...)
un défaut de limitation du pouvoir de l’exécutif, une absence de dispositions contraignant à rendre des comptes, et une manière toute particulière d’avoir surmonté les contradictions du texte de 1958.
En effet, l’actuelle Constitution permet à des organes distincts de prétendre exercer le pouvoir, tout en dépendant les uns des autres. Il en résulte que « le système de la Ve République […] est constamment en déséquilibre ». S’il a paru fonctionner jusqu’ici, « c’est parce qu’il y a toujours une ou plusieurs institutions qui renoncent à utiliser les pleins pouvoirs qui leur sont dévolus ». (...)
Seulement voilà, la fête est finie : « Lorsque aucune des institutions ne sait plus quel rouage actionner ou lorsque toutes les institutions décident d’actionner les leurs en même temps, les défaillances du système apparaissent de manière flagrante et ainsi l’on passe de la crise politique à la crise de régime. Or, c’est précisément face à cette situation que nous sommes confrontés, depuis la dissolution du 9 juin 2024. »
C’est la raison pour laquelle, selon Carolina Cerda-Guzman, il est temps d’entrer dans « la salle des machines », c’est-à-dire modifier les articles constitutionnels qui organisent la répartition des pouvoirs (...)
Et le temps presse avant qu’une force extrémiste ne s’empare de ces leviers potentiellement dangereux – dont le fameux article 16, par lequel le président peut s’arroger les pleins pouvoirs, sans garde-fous très convaincants.
L’autrice ajoute un autre motif de réécriture complète de la Constitution, à savoir la mise à jour du « catalogue de nos droits et libertés ». Pas seulement pour en ajouter de nouveaux, mais parce que ceux qui existent ne sont pas consacrés d’une manière satisfaisante. (...)
Les voies de l’implication populaire
Il existe mille manières de rédiger une nouvelle Constitution. « Cet ouvrage, assume Carolina Cerda-Guzman, se fixe une condition : penser une procédure qui permette un exercice effectif et constant de la citoyenneté. » Selon elle, cette procédure pourrait être codifiée au cours d’une révision de l’article 89 de la Constitution actuelle, qui prévoirait dès lors son propre dépassement. (...)
S’agissant de la composition de l’assemblée constituante, elle défend des mécanismes, utilisés avec succès au Chili en 2021, afin de « s’assurer de la présence [en son] sein de certaines catégories de la population qui ne parviennent pas, pour des raisons sociales, économiques, culturelles ou historiques, à être représentées au sein des instances politiques et qui en sont usuellement marginalisées ». Il s’agirait notamment de rendre l’assemblée « parfaitement paritaire » et d’« inclure une portion significative de représentantes et représentants des populations d’outre-mer ».
Les travaux de cette assemblée devraient être nourris d’apports citoyens grâce à divers canaux. Un avant-projet pourrait lui être transmis par une convention citoyenne constituante, tirée au sort, ainsi que cela s’est produit en Islande en 2010, avant que les parlementaires ne bloquent un processus davantage perfectible que ne le suggère l’autrice. Cet avant-projet pourrait lui-même être inspiré de cahiers de doléances récoltés en amont, ainsi que d’articles directement proposés par un nombre minimal de citoyen·nes, dans le cadre d’une « initiative populaire de norme constitutionnelle ».
L’assemblée constituante n’en devrait pas moins, durant ses travaux, continuer d’effectuer des auditions et à dialoguer avec les corps intermédiaires et les institutions existantes. (...)
Un service d’expertise devrait constamment être fourni afin d’assurer une mise en forme juridique des orientations prises par la constituante, mais les juristes seraient invités à rester à leur place. Et il est tout à fait possible, rassure-t-elle, d’édicter dès le début du processus que la forme républicaine du gouvernement ou les droits fondamentaux existants ne seront pas négociables : « Rien n’interdit qu’un pouvoir souverain s’impose à lui-même des limites. » (...)
Le souci de légalisme est louable, mais il suppose qu’un large spectre politique reconnaisse la nécessité de la « fabrique citoyenne » d’un nouveau texte fondamental. Et cela à l’Assemblée aussi bien qu’au Sénat, dont les membres ne sont pas élus directement par le peuple, et dont on connaît la surreprésentation des territoires les moins peuplés – ainsi que les plus conservateurs.
Dans l’esprit de l’autrice, l’ébullition sociale serait telle qu’elle ne laisserait guère le choix, mais on peut aussi redouter que, dans un tel contexte, la priorité ne soit pas donnée à la délibération inclusive de qualité qu’elle appelle de ses vœux.
On retiendra surtout de son livre la centralité de la question institutionnelle dans la crise actuelle, que les forces les plus progressistes ne mettent qu’incidemment en avant. (...)
« Une VIe République ne pourra être envisagée et lancée, prévient Carolina Cerda-Guzman, qu’une fois que l’on aura collectivement accepté la nécessité de limiter le pouvoir, intégré que cette limitation doit être autre que celle que nous avons actuellement, et déterminé ce que nous voulons protéger. »