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Derrière le cas de CNews, le consensus néolibéral contre le pluralisme réel
#medias #ARCOM #CNews #ConseildEtat #Extremedroite #liberalisme
Article mis en ligne le 11 avril 2024
dernière modification le 9 avril 2024

Nous publions ci-dessous, sous forme de tribune [1], un texte du chercheur en sciences de l’information et communication Nikos Smyrnaios.

Une récente intervention du Conseil d’État a remis sur le devant du débat politique la question du pluralisme des médias. Il s’agit d’un problème qui préoccupe depuis longtemps l’opinion publique. En effet, la transformation de l’espace public ces dernières décennies, sous les effets conjugués des mutations technologiques et de la dérégulation néolibérale, a exacerbé la crise des médias. La confiance du public ne cesse de se dégrader et le métier de journaliste d’être déconsidéré depuis des nombreuses années. Une majorité du public pense que les journalistes ne sont pas indépendants par rapport au pouvoir politique et économique et qu’ils ne laissent pas tous les points de vue s’exprimer de manière équitable.

L’un des symptômes de cette crise est l’apparition des médias partisans qui promeuvent une idéologie réactionnaire à l’image de CNews. (...)

CNews, symptôme de la crise d’un système

Cette affaire est mise en relief par le déroulement dans la même période des auditions des dirigeants de Canal+ et de CNews, dont Vincent Bolloré et Cyril Hanouna, par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, qui cherche à faire la lumière sur l’attribution et le contrôle des autorisations de fréquences sur la TNT. (...)

Or, CNews fait appel à de nombreux intervenants extérieurs, qui expriment des idées de droite, voire d’extrême droite, sans être pris en compte dans la répartition du temps de parole politique.

Le Conseil d’État a jugé que le contrôle du pluralisme s’applique à tous les participants aux programmes diffusés, « y compris les chroniqueurs, animateurs et invités ». Par ailleurs, aujourd’hui le temps de parole n’est pas mis en rapport avec la part d’audience potentiellement touchée. Ainsi, des décomptes indépendants, comme celui fait par la chercheuse Claire Sécail, montrent que dans certaines émissions populaires de prime time, comme « Touche pas à mon poste » (C8), la grande majorité des invités sont affiliés directement ou indirectement à la droite et l’extrême droite. Dans le même temps, la parole de la gauche est reléguée dans des rediffusions au milieu de la nuit. Ces pratiques n’ont pas cessé malgré les nombreux rappels à l’ordre de l’Arcom. Et les provocations sur l’antenne de CNews, qui font partie intégrante de la ligne éditoriale de la chaîne, continuent malgré les amendes et même les condamnations des intervenants sur la chaîne comme Éric Zemmour pour propos racistes.

Il semble alors que l’Arcom soit incapable d’arrêter la dérive de CNews et, de manière plus générale, de faire respecter les obligations de pluralisme réel des médias audiovisuels. Se pose alors plusieurs questions : pourquoi réguler le pluralisme politique sur les chaînes de télévision ? Est-il légitime de chercher à définir le positionnement politique de tous leurs intervenants afin de comptabiliser leur temps de parole ? Et si oui, comment le faire d’un point de vue méthodologique ? On peut aussi se demander si une telle mesure serait suffisante pour garantir le pluralisme politique d’une chaîne comme CNews et plus généralement du paysage médiatique. Sinon, que faire d’autre ? (...)

dans une démocratie, la communication raisonnée est censée remplacer la violence. C’est cette vision normative qui est au cœur de la théorie démocratique moderne et inspire la régulation du pluralisme dans les médias.

L’introduction de l’obligation de pluralisme pour les médias audiovisuels privés vient des États-Unis. (...)

En France, c’est par l’ordonnance du 23 mars 1945 que le Conseil national de la résistance a révoqué les autorisations accordées aux radios privées. À cette époque l’État républicain est considéré de manière consensuelle et transpartisane comme le mieux à même de garantir le pluralisme démocratique et le contrôle par le peuple de l’usage qui est fait des fréquences. L’instauration du monopole vise à mettre l’audiovisuel à l’abri de l’emprise des grands capitalistes, ayant pris le contrôle de la presse et de la radio dans l’entre-deux-guerres et collaboré pendant l’occupation. (...)

La mise en cause néolibérale de la régulation publique

Le mise en cause du système de régulation du pluralisme par la doctrine de l’équité aux États-Unis et par le monopole public en France advient dans les années 1980. Si elle trouve son origine dans le mouvement contre-culturel de gauche des années 1970 – qui en France proteste à juste titre contre l’usage propagandiste de la télévision publique sous de Gaulle – c’est bien la révolution néolibérale qui met définitivement à bas l’interventionnisme public. (...)

Du point de vue néolibéral, le marché, dérégulé et financiarisé, peut ainsi mieux garantir le pluralisme démocratique de l’espace public que l’intervention du gouvernement en proposant une multitude de canaux même s’ils sont partisans. Peu importe finalement le contenu précis de ces médias, c’est le mécanisme de l’offre et de la demande, libéré des contraintes règlementaires, qui peux assurer la diversité politique. (...)

En France, l’abrogation du monopole public en 1981 par François Mitterrand est suivie d’un processus rapide de dérégulation et de privatisation de l’audiovisuel qui fait l’objet d’un enchevêtrement d’intérêts entre pouvoirs politique et économique. C’est sous l’impulsion de François Léotard, ministre du gouvernement Chirac aux idées fortement teintées de reaganisme, que le Parlement adopte la loi dite « relative à la liberté de communication » de septembre 1986 qui définit pour l’essentiel le cadre règlementaire régissant les médias audiovisuels privés jusqu’à aujourd’hui. Son objectif est de contraindre le moins possible le fonctionnement des médias privés tout en préservant les prérogatives politiques des partis établis. C’est ainsi que, tout au long des années 1990 et 2000, la concentration de la propriété des médias ne cesse de s’aggraver jusqu’à la situation actuelle ou quelques familles de milliardaires en contrôlent l’essentiel.

Les insuffisances de l’Arcom (...)

C’est le Conseil Supérieur de l’audiovisuel (CSA devenu Arcom) qui, en théorie, « assure le respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion dans les programmes des services de radio et de télévision » prévu par la loi de 1986. Or, le mode de désignation de ses membres est très politique : le président de l’Arcom est nommé directement par le président de la République. Les six autres membres du Collège sont nommés par les présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale. (...)

Cette fragilité se double d’une adhésion idéologique au principe d’un interventionnisme minimal dans le fonctionnement du marché médiatique. C’est la raison qui explique que la régulation du pluralisme, pourtant une exigence constitutionnelle, se limite essentiellement à un système de décompte quantitatif du temps de parole à la télévision et à la radio dont les règles précises sont définies par une délibération de 2017. Ce système offre des faibles garanties du pluralisme réel car il est fondé sur la répartition formelle de la parole entre partis politiques reconnus par les institutions. (...)

dans ce dispositif il n’y a pour ainsi dire aucune prise en compte d’un pluralisme fondé sur la diversité des idées et des visions du monde qui échapperait à l’expression partisane ou sur la représentation des groupes et classes sociales aux intérêts antagonistes. (...)

Peut-on faire autrement ?

La décision du Conseil d’État ouvre une brèche dans ce système bien rodé, qui arrange les intérêts des forces politiques institutionnalisées et des groupes médiatiques, mais qui ne remplit pas son rôle démocratique. En enjoignant l’Arcom à comptabiliser le temps de parole de l’ensemble des intervenants sur les plateaux de télévision, il pose à la fois un problème pratique et un problème politique. (...)

En dictant l’agenda et le cadrage des faits sociaux, les industries culturelles sous l’emprise du grand capital et des appareils politiques demeurent des appareils idéologiques majoritairement au service de l’ordre établi. C’est précisément cette contradiction fondamentale qui sape la confiance du public aux institutions démocratiques et ouvre la voie à l’extrême droite.

Or, dans le contexte actuel de montée en puissance des idées réactionnaires, il est urgent de rééquilibrer le fonctionnement de l’espace public médiatique en redistribuant les ressources communicationnelles, comme la parole publique et l’influence dans l’opinion, de manière plus égalitaire. Ceci est aujourd’hui possible si on s’appuie sur les progrès de la recherche et de la technique. Mais il faudrait accompagner une telle transformation avec des mesures beaucoup plus strictes contre la concentration et la marchandisation des médias. Il faudrait également garantir l’indépendance des rédactions de manière structurelle à travers des réformes profondes de leur gouvernance où les publics et les journalistes auraient le rôle principal. Ce type de changement radical implique une volonté politique forte pour se confronter à la classe politique établie et aux puissants propriétaires des médias. Elle nécessiterait alors l’appui d’un mouvement social d’ampleur.