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Mediapart
Des JO inaccessibles aux personnes handicapées ? « Le validisme est partout, tout le temps »
#JO2024 #validisme #inegalites
Article mis en ligne le 29 juillet 2024
dernière modification le 27 juillet 2024

La capitale est-elle devenue un enfer pour les personnes handicapées pendant les JO ? Paris est largement inaccessible aux personnes handicapées, JO ou pas, explique Chiara Kahn, membre du collectif Les Dévalideuses, qui a parcouru la ville avec nous avec son fauteuil roulant.

Autour de la Seine à Paris se sont dressées ces dix derniers jours des dizaines de milliers de barrières en métal le long des trottoirs, entravant le parcours des badauds, contraints de faire de longs détours quand les passages piétons sont condamnés.

Surprise, mercredi 24 juillet, la zone rouge s’est étendue jusqu’à la place de la Bastille, où s’est tenue dans l’après-midi une course cycliste de préparation aux Jeux olympiques. Chiara Kahn, sur son fauteuil roulant manuel, n’a pas de dérogation pour couper à travers les barrières, comme y sont autorisé·es les riverain·es. Les nombreuses forces de l’ordre n’ont pas reçu d’instruction dans ce sens. Les personnes handicapées ont encore été oubliées. (...)

Il y a chez Chiara, membre du collectif Les Dévalideuses – un collectif féministe antivalidiste –, une forme de résignation : « On est si peu nombreux dans l’espace public. Ce n’est pas banal, ce n’est pas comme les vélos… » (...)

Dans la cohue, elle doit pousser sur les roues de son fauteuil roulant, sur près de 100 mètres, pour rejoindre le passage piéton. Elle doit regarder autour d’elle, mais surtout par terre. « Sans même m’en rendre compte, je suis hypervigilante. » Sur les trottoirs parisiens, il y a des bouches d’égout, les grilles haussmanniennes qui protègent les arbres, des petits trous dans les chaussées. Si une roue du fauteuil s’y coince, il peut rester bloqué, voire se renverser. (...)

Face à elle, les passants sont « surpris, gentils », bien trop parfois. Chiara raconte toutes ces fois où des personnes, pensant l’aider, la croyant en difficulté, saisissent son fauteuil sans lui demander l’autorisation : « Le fauteuil est une extension de mon corps. On ne touche pas le corps de quelqu’un sans lui demander la permission. Cela nous arrive tout le temps… » Elle y voit « un truc charitable, de compassion », insupportable.

Paradoxalement, Paris pendant les Jeux olympiques (JO) et paralympiques (JOP) offre des espaces de liberté aux personnes à mobilité réduite. Les voitures sont presque toutes interdites dans les zones rouges. Dans les petites rues du bas Marais, le fauteuil roule vite, sans obstacles, sur le ruban de goudron lisse et plat des voitures. (...)

Seulement, pour en profiter, il faut arriver jusqu’au centre de Paris. Place de la Bastille, se croisent trois lignes de métro. Il y a des bouches à tous les carrefours, aucune n’est accessible (...)

Pourtant, à Londres, au Royaume-Uni, dans le plus vieux métro du monde, un tiers des stations sont accessibles. À Barcelone, en Espagne, où le métro a 100 ans, toutes les stations sont accessibles. Au Japon, 95 % des stations de Tokyo le sont. (...)

une Américaine, a partagé sa stupéfaction lors d’un voyage à Paris : « Elle n’avait jamais vu une ville aussi peu accessible. Elle se demandait comment font les personnes handicapées à Paris. Elles ne font pas ! » (...)

Son autonomie, Chiara la doit aussi à son aisance financière, somme toute très relative. Victime d’un accident de la route à 10 ans, elle a été indemnisée par les assurances. « J’ai pu me payer un lycée privé, faire des études à l’étranger, un fauteuil roulant à 6 000 euros. Je peux m’offrir parfois des taxis. J’ai passé mon permis, je circule aujourd’hui en voiture. Surmonter l’inaccessibilité exige de l’argent. » De très nombreuses personnes handicapées vivent avec l’allocation pour adultes handicapés, 1 000 euros par mois au mieux. (...)

En terminale, elle a vécu un burn-out. « Sans même m’en rendre compte, j’étais en grande souffrance. Je galérais tellement au quotidien. Le trajet en bus était long et difficile. Je devais partir plus tôt pour anticiper un bus trop bondé. Au lycée, je faisais un parcours énorme pour aller aux toilettes. Je ne pouvais pas faire de sport. Je voulais faire du théâtre, ce n’était pas possible. »

Cet environnement inadapté l’a conduite à renoncer de nombreuses fois : « À une classe prépa à Paris, trop éloignée en transports, aux locaux inadaptés. À la Sorbonne aussi : ils me promettaient qu’ils allaient “se débrouiller”. C’est la grosse rhétorique… On me proposait d’être la moitié du temps en visio. Moi, je voulais des conditions dignes. »

Elle a traversé ces épreuves dans la culpabilité : « Je me disais que je n’avais pas assez de volonté, que je n’étais pas assez forte. J’avais complètement intégré le validisme », cette manière dont les personnes valides imposent leur norme. « Le validisme ordinaire est partout, tout le temps. Il nous épuise. » (...)

En licence, tout change : elle découvre les auteurs et autrices qui popularisent en France les disability studies, l’antivalidisme, la lutte d’émancipation des personnes handicapées, victimes de discriminations en cascade. Chiara cite un·e à un·e ces auteur·es : les militant·es Elisa Rojas, Charlotte Puiseux et Zig Blanquer, l’anthropologue Charles Gardou, le sociologue Erving Goffman, qui a pensé dans les années 1960 la notion de stigmate, lequel déqualifie les personnes en raison de leur couleur de peau, de leur sexualité ou de leur handicap. « Je les ai lus de manière obsessionnelle. Cette pensée a pris tellement facilement en moi. » (...)

Elle a depuis rejoint Les Dévalideuses. Elle a son podcast, « Conpassion », par lequel elle déploie à son tour une réflexion antivalidiste. Pour elle, c’est la clé : « Partout où les disability studies ont fait leur chemin, la situation des personnes handicapées s’est améliorée. Elles sont enseignées à Sciences Po par Anne Revillard, où j’ai fait mes études de journalisme. C’est là que j’ai trouvé les meilleures conditions d’études à Paris. »

Elle désespère que son milieu « de gauche, queer », soit aveugle au système d’oppression des personnes handicapées. (...)

L’inaccessibilité de l’environnement est aussi une entrave à la lutte. (...)