
« Qui, aujourd’hui, prolonge la vie des objets ? » L’enquête sociologique de Julie Madon sur les « longéviteurs » montre la diversité des profils, des motivations, mais aussi des pratiques concrètes de durabilité et des controverses qu’elles suscitent.
la plupart des essais sur l’obsolescence programmée publiés en France ces quinze dernières années avaient tendance à n’être étayés que par des enquêtes techniques ou des récits historiques bâclés et erronés. Julie Madon, de son côté, rapporte et analyse les données issues de son terrain multisitué : entretiens, photographies et observations concernant le rapport aux objets de consommateurs certes avertis, mais banals. La banalité est même au cœur de l’enquête, les gens étant invités à parler de leur environnement matériel privé et de leurs démarches pour le maintenir. Il s’agit en effet d’un objet de recherche à la fois heuristique (les objets, ça parle à tout le monde !) et problématique (le quotidien, ça n’intéresse personne !). Au gré de leurs anecdotes, préoccupations, révoltes, les enquêtés sont invités à mettre des mots sur la gestion souvent muette de l’environnement matériel, faisant voir des stratégies, efforts et « pratiques de longévité ». À l’autrice d’analyser sociologiquement les causes de ces pratiques, en faisant le lien entre biens de consommation et « histoires de vie, relations humaines, normes sociales » (p. 6), « carrière de l’objet » et trajectoire du sujet (p. 20).
« Qui, aujourd’hui, prolonge la vie des objets ? », demande la chercheuse (p. 11). Sa réponse prend notamment la forme d’une typologie, montrant qu’il existe des profils variables de « longéviteurs » : ce ne sont pas que de jeunes urbains diplômés et écologistes. (...)
« De mêmes pratiques à faible impact écologique peuvent être très valorisées quand elles sont adoptées par des classes favorisées qui les associent à un discours écologique, et se voir au contraire délégitimées lorsqu’elles sont adoptées par des classes populaires contraintes dans leur consommation. » (p. 233). Une telle remarque montre l’importance de la sociologie pour les stratégies écologistes, et peut rendre compte de l’emprise de la catégorisation spontanée à laquelle l’autrice a dû elle-même se confronter [1].
La typologie des différents sens de « faire durer » est également très bienvenue, car plus fine et plus empirique que celles proposées par exemple par l’Ademe (...)
Un autre aspect fondamental de l’ouvrage est de montrer que, dès qu’il y a volonté de faire durer, il y a travail. Une insistance qui politise le sujet, montrant que faire durer, c’est s’écarter de la norme consumériste (d’après laquelle « nous ne consommons rien de ce que nous produisons, et nous ne produisons rien de ce que nous consommons » [3]) et que cela engendre des rapports de force. Notamment, cela confronte à la division genrée du travail domestique, bien restituée par l’autrice, qui note que les hommes se spécialisent dans le bricolage et les biens culturels, les femmes dans les pratiques de soin et l’équipement ménager. Elle montre également que, contrairement à l’idée selon laquelle on ne se transmet plus rien d’une génération à l’autre, le don intergénérationnel reste fréquent (voire, arrive plus souvent, puisque les gens renouvellent plus fréquemment leur logement et leur mobilier) et est souvent assuré par des femmes âgées. L’ouvrage constitue ainsi une solide contribution à la critique féministe du domaine, qui a montré notamment le rôle des femmes dans l’entretien et le zéro déchet (...)
On regrettera de trouver dans l’ouvrage un certain nombre de problèmes récurrents dans le traitement médiatique et politique de l’obsolescence programmée au XXIe siècle. (...)
si, comme l’ouvrage le montre clairement, le mot d’ordre « faire durer les choses » est loin d’être simple à comprendre et à appliquer, qu’en est-il du mot d’ordre « déconsommer » ?