
« Dette d’Haïti : l’histoire d’une rançon », par Pierre-Yves Bocquet : une recherche aux archives de la Caisse des Dépôts et Consignations« Dette d’Haïti : l’histoire d’une rançon », par Pierre-Yves Bocquet : une recherche aux archives de la Caisse des Dépôts et Consignations
Le récit d’une découverte
Le reliquat de l’argent d’Haïti était allé dans les caisses du Trésor public français : voilà ce que disaient les quelques notes, vieilles de plus d’un siècle, que je tenais entre les mains. C’est donc cela, que ressentent les chercheurs en histoire quand ils font une découverte ?
Tressaillir, en ouvrant une chemise en papier de couleur, en sortir la liasse de vieux papiers jaunis qu’elle contient, parcourir les lignes qu’ont tracées des gens morts depuis longtemps et, tout à coup, y lire ce qu’on est venu chercher : la pièce manquante du puzzle, celle qui révèle le sens de l’image incomplète, la clé de l’énigme irrésolue.
Je suis dans un immeuble anonyme du quai Anatole-France, à Paris, dans une petite pièce sans fenêtre d’un bâtiment de la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC), l’institution vénérable qui, depuis plus de deux cents ans, effectue les missions financières de confiance de l’Etat français. Pour le meilleur – la Sécurité sociale est en partie née dans les livres de la Caisse, qui géra quelques-uns des premiers systèmes de retraites publiques dès le XIXe siècle – et pour le pire – quand une ancienne puissance coloniale, défaite par ceux qu’elle avait réduits en esclavage, rançonna pendant des décennies le petit Etat qu’ils s’étaient donné. Et aspirant sa richesse avec cette constance et cette efficacité qui font la réputation des administrations françaises lorsqu’il est question d’argent.
Je suis dans cette petite pièce sans fenêtre car je suis venu y consulter les traces écrites de l’une des plus grandes injustices de l’histoire : l’indemnité faramineuse que la France du roi Charles X a imposée en 1825 à la République d’Haïti, son ancienne colonie alors appelée Saint-Domingue, pour reconnaître son indépendance, qu’elle avait pourtant gagnée vingt et un ans plus tôt au terme d’une guerre coloniale sanglante contre les troupes que Napoléon Bonaparte y avait envoyées. (...)
Je suis dans cette petite pièce sans fenêtre car je suis venu y toucher du doigt la réalité de cette « rançon », que la CDC a gérée avec son efficacité coutumière pendant un siècle exactement ; et je suis venu y chercher une réponse à une de ces questions que je me pose depuis des années, sans avoir trouvé de réponses complètes et définitives dans les articles et ouvrages que j’ai lus : puisque Haïti a payé intégralement la somme que la France lui avait imposée, cet argent a-t-il été totalement dépensé ? Et s’il est resté un écart entre les sommes perçues – jusqu’en 1888 – et les sommes distribuées aux descendants des anciens colons (car en 1888 ces derniers étaient tous morts depuis longtemps), où est allée cette différence ? Qui en a bénéficié ? A-t-il été restitué « aux habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue » à qui, selon les termes de l’ordonnance de Charles X, ces millions avaient été extorqués, ou d’autres s’en sont-ils enrichis ? (...)
Un point m’a plus particulièrement intéressé, sans doute parce qu’il m’a rappelé le genre de questions sur lesquelles j’ai eu à travailler comme inspecteur général des affaires sociales : la façon dont la CDC avait géré le recouvrement de cette indemnité, et de l’emprunt que Haïti avait souscrit en 1825 pour en payer la première annuité – ce qu’on a appelé la « double dette » d’Haïti, jusque dans les livres de comptes de la Caisse où cette étrange appellation a subsisté jusqu’en 1925.
C’est cela que je suis venu regarder, dans la petite pièce aveugle du quai Anatole-France : les traces concrètes, matérielles, de ce grand transfert de richesses qui a duré pendant trois quarts de siècle, depuis les Caraïbes jusqu’à Paris. Et les traces étaient bien là, devant mes yeux, dans ces boîtes pleines de notes, de procès-verbaux, de documents divers qui tout à coup prenaient sens et se mirent à me parler, à mesure que je les parcourais, avec d’infinies précautions pour ne pas les déchirer.
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Deux millions de francs de 1907 représentent en valeur actuelle exactement 9 133 220, 62 euros. Quoi que l’on pense de la légitimité des demandes de restitution des montants injustement extorqués à Haïti par la France au titre de la double dette de 1825, cette somme-là appartient incontestablement au peuple haïtien et devrait lui être rendue. Ce n’est pas le seul geste que la France devrait faire à l’égard d’Haïti, si elle se décide à reconnaître enfin le caractère injuste de l’ordonnance de 1825. Mais celui-là pourrait être le premier.