Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
le Monde Diplomatique
diplomatie des armes : La grande chasse aux milliards
Avril 2016
Article mis en ligne le 30 octobre 2017

Au début des années 1990, la fin de la guerre froide devait vider les arsenaux et mettre fin à la plupart des conflits. Après un net recul, la « guerre contre la terreur », avec les engagements en Afghanistan et en Irak, a redonné du grain à moudre au complexe militaro-industriel américain. Aujourd’hui, une nouvelle coalition est aux prises avec l’Organisation de l’Etat islamique (OEI) en Syrie, tandis que l’industrie russe de l’armement, sortie de sa période de sidération postsoviétique, retrouve des couleurs (lire « La Russie de la kalachnikov aux tueurs de satellites »). La France « socialiste » court les contrats de ventes d’armes dans le Golfe et en Asie ; l’Inde et la Chine, fortes de leur dynamisme économique, se rêvent en grandes puissances régionales ; l’Allemagne et le Japon, en partie débarrassés de leurs complexes de vaincus de la seconde guerre mondiale, aspirent à faire rayonner leurs très performantes industries de défense.

« L’année 2014 a connu plus de guerres que toute autre depuis l’an 2000 », relève l’annuaire du Stockholm International Peace Research Institute (Sipri)  (1). Loin de régresser, les dépenses militaires dans le monde ont augmenté d’un tiers en dix ans, atteignant près de 1 700 milliards de dollars (un peu plus de 1 520 milliards d’euros) en 2014. Elles ont plus que doublé en Afrique du Nord et en Europe de l’Est, progressé de deux tiers au Proche-Orient tout comme en Asie orientale. Les Etats-Unis, qui avaient amorcé une réduction de leur budget militaire avec le retrait de leurs troupes d’Irak (en 2011) et en grande partie d’Afghanistan, l’ont ramené en 2014 au niveau de 2007, soit 610 milliards de dollars (547 milliards d’euros) — un tiers des dépenses mondiales à eux seuls (voir « Des budgets à la hausse »).

Le volume des ventes d’armes au cours de ces cinq dernières années est « le plus important depuis la fin de la guerre froide », précise le Sipri. Les Etats-Unis occupent la première place (32,8% du marché mondial sur la période 2011-2015), talonnés par la Russie (25,3%). (...)

Désormais, les pays émergents sont « capables de répondre dans plusieurs secteurs aux appels d’offres internationaux, et ainsi de concurrencer les grands fournisseurs occidentaux », constate, sans s’en réjouir, le préambule du rapport au Parlement 2015 sur les exportations françaises  (3). La Chine est devenue un acteur-clé à l’exportation. Le Japon a mis fin en 2014 à une interdiction de vente à l’étranger qui remontait à 1967  (4). La Corée du Sud compte faire de son industrie de l’armement un axe de croissance. Israël, un des leaders pour les drones et le matériel de maintien de l’ordre, mise aussi sur la cybernétique. L’Iran, maintenu à l’isolement par les sanctions internationales pendant plus de trente ans, a dû développer un complexe militaro-industriel qui ne demande qu’à être valorisé à l’extérieur. Enfin, les petits Emirats arabes unis, soucieux de préparer l’après-pétrole, ambitionnent de développer leur propre base industrielle et technologique de défense (CBITD), en partenariat avec l’Algérie et la France. (...)

Non seulement la concurrence devient plus vive, mais les acheteurs réclament des transferts de technologie. C’est le cas de l’Indonésie, mais aussi de la Turquie, dont la moitié des contrats doivent s’effectuer avec des entreprises locales. (...)

Les armes ne sont pas des marchandises comme les autres, reconnaît volontiers M. Eric Brune, délégué central adjoint de la Confédération générale du travail (CGT) au groupe français Nexter : « Même si, par les temps qui courent, on aborde avec un certain effroi la question de l’emploi, ce n’est pas le cœur du problème des exportations, qui est d’abord politique. » Et « si sauver deux mille emplois à Roanne [l’un des principaux sites de production, spécialisé dans l’intégration de véhicules blindés] implique cent mille morts ailleurs, cela n’a pas de sens », affirme-t-il  (6). (...)

En grande partie grâce à ses quelques très bons clients au Proche-Orient, la France affiche un excédent de sa balance commerciale pour l’armement, ce qui contribue à réduire son déficit global d’environ « cinq à huit points chaque année sur la période 2008-2013 », selon une étude réalisée par le ministère de la défense et le cabinet McKinsey  (8). En raison des premières ventes du chasseur Rafale en Egypte et au Qatar, l’année 2015 a été triomphale, avec 16 milliards d’euros de commandes engrangées : deux fois plus qu’en 2014, quatre fois plus qu’en 2012. (...)

les syndicats plaident depuis longtemps pour la diversification de ces industries, en mettant l’accent sur les techniques et produits à application « duale » afin que leurs entreprises, privées ou semi-publiques, ne dépendent pas uniquement des armes et de l’exportation, et soient en mesure de se reconvertir si le marché (ou, un jour, le pouvoir politique) en décide ainsi. Certaines organisations comme la CGT militent pour la création d’un pôle public de l’industrie de défense, qui permettrait un droit de regard de l’Etat en tant que client national, mais aussi en tant que régulateur d’un secteur qui touche à la politique étrangère et aux valeurs fondamentales du pays.

Une telle configuration ferait peut-être passer au second plan les humiliantes chasses aux milliards auxquelles se livrent les plus hautes autorités de l’Etat, soit pour tenter de colmater des déficits commerciaux abyssaux, soit pour bâtir à la va-vite des schémas géopolitiques dont on discerne plus facilement les dangers que les avantages. (...)

On peut s’inquiéter que des pays comme la France se retrouvent à vendre des machines de guerre comme le Rafale dans des zones de tensions ou de conflits. Pour se mettre en situation de fournir de l’armement aux monarchies du Golfe, Paris a en effet dû multiplier les concessions : signature d’accords de défense et de partenariats stratégiques ; ouverture, sur la décision de M. Nicolas Sarkozy, en 2008, d’une base interarmées à Abou Dhabi ; participation du président Hollande comme « invité d’honneur » — le seul Occidental — d’un sommet extraordinaire du Conseil de coopération du Golfe (CCG) à Riyad, en mai 2015. Autant de gestes spectaculaires qui, de fait, placent la France en première ligne en cas d’extension d’un conflit dans ces parages, à quelques encablures de l’Iran, de l’Irak, du Yémen, et qui n’ont fait l’objet d’aucune consultation ni d’aucun débat publics. (...)

Certains contrats profitent à des régimes qui ne respectent pas les droits humains, s’en prennent aux populations civiles ou revendent les armements à des pays encore moins recommandables. Ils contribuent donc à attiser les conflits plutôt qu’à les éteindre. De plus, ils engendrent souvent des pratiques aux limites de la légalité, facilitées par le manque de transparence autour de la conclusion des contrats, la complexité des réseaux financiers reliés aux « lessiveuses » des paradis fiscaux et la multiplication des intermédiaires. (...)