
Depuis le début du conflit en Ukraine, des milliers de Russes ont été envoyés au front. Pour beaucoup, c’est la guerre ou la prison. Alors, certains ont choisi l’exil. Une association a été fondée par des ex-soldats pour aider ceux qui veulent fuir.
Georgui a 28 ans, bien qu’il en paraisse moins. Il sourit gentiment et parle un français hésitant, mais efficace. Je le rencontre avec son partenaire Sergueï (30 ans) une après-midi d’avril. Ils sont arrivés en France avec l’aide de Russie-Libertés, une des associations qui soutient l’opposition russe, à l’instar de l’organisation allemande inTransit.
Georgui est premier lieutenant de l’armée russe, qu’il rejoint en 2017. Après avoir obtenu son diplôme à l’Institut de physique et technologie de Moscou, on l’invite à intégrer les forces armées pour son service militaire. Là-bas, il peut mettre en pratique les compétences en programmation acquises pendant ses études.
Il reçoit l’aval de sa famille : cette opportunité pourrait marquer le début d’une carrière militaire – une situation et un salaire avantageux. De plus, travailler pour la section informatique va de pair avec certains bénéfices : un poste de bureau, pas d’opérations sur le terrain et pas de manipulation d’armes, par exemple.
Impossible de quitter l’armée
L’année suivante, on lui propose, à la fin de son service, un contrat de cinq ans avec la promesse qu’« aucune de ses responsabilités ne changera ». Cependant, peu de temps après la signature, on l’informe que le poste pour lequel il a été recruté n’existe plus et qu’on l’enverra ailleurs. Bien entendu, impossible de mettre un terme prématurément à son engagement.
À partir de là, les conflits avec ses supérieurs commencent, même sur des sujets sans importance. L’orientation sexuelle de Georgui n’arrange rien, le stigma autour de l’homosexualité étant très fort dans un pays ou l’homophobie fait figure de politique d’État. (...)
En 2021, il essuie un refus suite à sa première lettre de démission. La raison : impossible de quitter l’armée avant la fin du contrat. D’autres lettres, documents et rapports suivent. « Toutes mes requêtes ont été ignorées », explique Georgui. Il essaie ensuite l’absentéisme. Il réussit même à se procurer une preuve d’incapacité à occuper son poste de la part d’un psychiatre lui diagnostiquant une dépression, mais rien n’y fait.
Au bout d’un moment, il est convoqué. Il existe une possibilité de quitter l’armée : une procédure judiciaire, donc un procès. Un dossier à son nom, l’accusant de vol et de corruption, est déjà prêt. Il est donc possible de quitter l’armée, mais pour aller en prison. Il n’y a pas d’issue. (...)
Un premier tournant se produit le jour de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, le 24 février 2022. « Je me souviendrai toujours de ce matin-là : j’étais dans le métro et j’ai vu les bombardements de l’Ukraine sur mon téléphone. » Il n’avait pas réalisé ce qui se tramait jusqu’alors. Pendant ce temps-là, sa dépression continuait à empirer.
« Le lendemain, une manifestation contre la guerre avait lieu à Moscou », se souvient-il. En dépit de l’interdiction des militaires de prendre part à ce genre de rassemblements, Georgui s’y rend, pour « montrer à celles et ceux qui s’y opposent qu’ils ne sont pas seuls ». Il ne se rappelle pas grand-chose du printemps qui suit. « J’avais commencé à boire beaucoup. J’étais devenu alcoolique. »
En juin de la même année, on confie à Georgui la gestion des dossiers des volontaires partis combattre en Ukraine. Le fossé entre les chiffres qu’il manipule et ceux véhiculés par le discours officiel saute aux yeux. (...)
La question sensible des conscrits
Anna Colin-Lebedev, enseignante-chercheuse en sciences politiques, étudie les rapports entre les citoyens et le pouvoir dans les sociétés post-soviétiques. Suivant l’invasion de l’Ukraine, elle a publié Jamais frères ? (Seuil, 2022), une analyse des similitudes et des divergences entre les sociétés russe et ukrainienne.
Colin-Lebedev revient sur une question sensible : celle des conscrits, ces jeunes enrôlés de force pour leur service militaire. Si le sujet reste tabou pour le Kremlin – notamment grâce aux campagnes des mères de soldats pendant la première guerre de Tchétchénie –, la loi autorise néanmoins leur envoi au front. En effet, un décret de Boris Eltsine, qui interdisait cette pratique, a été abrogé depuis.
Pour cette raison, on ne parle plus de « conscrits », mais de « soldats ». Concrètement, qu’est-ce que ça change ? « Vous avez 18 ans et recevez l’appel pour votre service militaire d’un an. Autrefois, il aurait fallu au moins quatre mois avant qu’on ne vous propose un contrat. Aujourd’hui, on vous le propose dès le premier jour », explique Colin-Lebedev.
« Ces jeunes ne veulent pas vraiment s’engager, ils n’ont juste pas le choix »
« Ces jeunes n’ont jamais tenu une arme », poursuit-elle. (...)
S’ils refusent, précise Colin-Lebedev, on les envoie « dans les régions frontalières, à Kherson ou Zaporijjia ». En effet, vu que le gouvernement « les considère comme faisant partie de la Russie », ces jeunes ne quittent pas officiellement le territoire national, et ce même s’ils se battent et meurent comme les autres.
« L’uniforme reste vu comme un moyen de sortir de la pauvreté »
Colin-Lebedev alerte sur la vulnérabilité de cette tranche d’âge. (...)
L’institution militaire cible avant tout les classes les plus défavorisées, poursuit Colin-Lebedev. (...)
« Il est crucial de montrer qu’une autre voie est possible »
A Farewell To Arms dispose d’un canal Telegram ainsi que d’une chaîne YouTube. L’organisation partage les récits de celles et ceux qui ont déserté et explique comment faire de même. Elle envoie également des lettres aux prisonniers politiques, afin, m’explique-t-on, d’envoyer un message : ces prisonniers ne sont pas oubliés, et il est donc plus difficile de les faire disparaître.
« Au début de la guerre, l’armée russe comptait peu d’hommes véritablement prêts sur le plan idéologique à mener ce conflit. Peu de gens adhéraient à la version officielle selon laquelle on devait libérer l’Ukraine du nazisme. Certains exécutaient les ordres, mais au fond, beaucoup rejetaient cette idéologie », explique Alexandre. A Farewell To Arms s’adresse précisément à ces personnes-là. « Oui, on enfreint la loi, on assume la responsabilité de nos actes : il est crucial de faire connaître l’existence des déserteurs en Russie, montrer qu’une autre voie est possible. » (...)