
Hier Vincent Bolloré, aujourd’hui Daniel Kretinsky. Le feuilleton de la presse française a repris ces dernières semaines avec la mise en vente de Marianne par le milliardaire tchèque et l’entrée en grève de sa rédaction contre son éventuel rachat par Pierre-Édouard Stérin, un entrepreneur proche du Rassemblement national. Preuve supplémentaire, s’il en fallait, que le pluralisme des médias est menacé dès lors qu’il dépend du bon vouloir d’une poignée de propriétaires, qui se méfient des lignes éditoriales trop « souverainistes ».
Le cas Kretinsky est cependant encore plus instructif : l’homme d’affaire, qui a fait fortune grâce aux énergies fossiles, entend construire, avec son bras droit français Denis Olivennes, un puissant groupe éditorial – « Editis Media Groupe » – qui réunirait les titres de presse et les maisons d’édition, actuellement dans le giron d’IMI (International Media Invest), via ses différentes holdings, ainsi que d’autres « éventuelles acquisitions ». Une occasion unique pour comprendre les logiques de concentration et l’émergence de géants médiatiques, en situation de quasi-monopoles sur le circuit de production et de diffusion de l’information. (...)
Avec ses 70 entreprises implantées dans plusieurs pays (République tchèque, l’Allemagne, l’Italie, le Royaume-Uni, France…), Daniel Kretinsky occupe ainsi la sixième place sur le podium des énergéticiens européens. (...)
En à peine 6 ans, la richesse du tchèque quadruple. Un bond qu’il doit certes à son flair, mais aussi aux tensions géopolitiques qui secouent l’Europe. (...)
Cette ascension fulgurante suscite la méfiance à l’étranger : le nouvel oligarque venu de l’Est serait-il un « ambassadeur des intérêts russes » ? Si le soupçon est tenace dans les milieux médiatiques et politiques, il semble démenti par les faits. (...)
Avec du cash en caisse, Daniel Kretinsky peut donc poursuivre son OPA sur tous les secteurs qui l’intéressent : énergie, sport, médias, édition, distribution, informatique… En République Tchèque, il possède désormais le premier groupe de presse du pays (...)
Son nom commence alors à circuler à Paris. Une aubaine pour Daniel Kretinsky qui guettait les opportunités pour s’implanter dans la capitale – lui qui a suivi une partie de son cursus de droit à Dijon, parle un français impeccable et s’identifie à une certaine élite intellectuelle, naviguant entre les milieux d’affaires et les cabinets feutrés des lettrés. Fort de cette première transaction avec Lagardère, la suivante ne tardera pas (...)
en 2018, Daniel Kretinsky s’offre l’hebdomadaire Marianne et entre au capital du journal Le Monde, par l’intermédiaire de parts cédées par le banquier Matthieu Pigasse qui peine à éponger ses dettes. Une mainmise qui ne va pas sans susciter cette fois-ci un tollé médiatique au sein de sa propre maison. Près de 400 journalistes du Monde signent ainsi une pétition contre leur nouvel actionnaire et réclament des garanties d’indépendance. En réponse, l’homme d’affaires soigne sa communication et parvient à convaincre : « journalisme traditionnel » ; « pluralisme des médias » ; « démocratie européenne » ; « projet citoyen » ; autant d’expressions qui rassurent la mondanité parisienne. C’est donc à se demander pourquoi ce dernier s’est désengagé du Monde et s’est débarrassé de Marianne en avril dernier… préférant finalement des « marques » moins politiques (LoopSider, Usbek&Rica, Louie Media…), qui surfent volontiers sur l’air du temps. (...)
Autre secteur au sein duquel Daniel Kretinsky a récemment déboursé une somme non négligeable, celui de l’édition française. L’information est passée presque inaperçue, sauf pour une poignée d’observateurs avisés. En acquérant Editis pour une valeur de 653 millions d’euros, le tchèque devient pourtant propriétaire du deuxième groupe d’édition en France. (...)
pour défendre ses intérêts, quoi de mieux qu’un influent groupe média implanté dans toute l’Europe ? C’est précisément l’horizon d’Editis Media Groupe, qui entend commencer par réunir les titres de CMI et les marques d’Editis afin de donner naissance à un géant de la presse et de l’édition, pouvant prétendre au milliard de chiffres d’affaires7. Ne manque plus qu’une branche audiovisuelle que Daniel Kretinsky s’attèle à construire en parallèle : actionnaire des groupes TF1 en France et ProSiebenSat.1 Media en Allemagne, intéressé par une participation au capital de Mediaset (Italie), le groupe télévisuel fondé par Silvio Berlusconi dans les années 1990, ou encore candidat à l’obtention d’une fréquence TNT… tous les signaux sont clairs pour révéler les intentions du propriétaire, qui rêve d’une grande chaîne d’information, depuis les débuts de sa carrière. (...)
Le populisme, voilà l’ennemi !
À défaut donc de guerre entre propriétaires, reste à identifier un adversaire qui justifierait l’édification d’un empire médiatique. Pour Daniel Kretinsky, comme pour de nombreux membres de l’establishment, l’ennemi est tout trouvé : le populisme. Dans la langue des élites, on sait cependant combien le mot est galvaudé et désigne tous ceux qui s’opposent à la conception libérale de la démocratie. Que le combat pour la presse devienne, par conséquent, un combat contre le peuple, voilà le cœur de la stratégie des milliardaires. Daniel Kretinsky s’en est fait un chantre exemplaire, en accusant régulièrement les citoyens de mal s’informer et en dénonçant les dangers de « l’océan du numérique », pour mieux défendre son projet de sauvetage des médias traditionnels. Ces derniers ont, en effet, l’avantage de monopoliser la production de l’information et de confisquer l’expression de la parole populaire. Quant aux rédactions dont les choix éditoriaux seraient jugés « trop souverainistes », on connaît désormais le sort qui leur est réservé. (...)
Pour trouver un titre plus en phase avec la ligne Kretinsky, il faut se tourner vers l’hebdomadaire Franc-Tireur, véritable miracle de la presse anti-populiste. Lancé en 2021 pour « lutter contre les extrêmes », ce dernier a été expressément « voulu par le milliardaire », qui a recruté pour l’occasion d’éminents donneurs de leçons : Raphaël Enthoven, Christophe Barbier, ou encore Caroline Fourest, se fendent ainsi chaque semaine d’éditos « passionnément raisonnables ». (...)
en favorisant le journalisme d’influence, au détriment du journalisme de position, le milliardaire abîme le débat public, bien plus qu’il ne participe à sa sauvegarde (...)
Aussi puissants soient les grands groupes, ils n’en sont pas moins vulnérables dès lors qu’ils sont attaqués par le bas. La croissance des audiences des médias « alternatifs » en témoigne : les citoyens sont las d’une pluralité sans pluralisme et cherchent d’autres journaux depuis lesquels s’informer. Nous avons finalement tout à gagner, en défendant fièrement l’existence d’une presse populiste, qui ne soit pas démagogique, mais bien démocratique. (...)