
Enquête · En quelques années, au moins 17 000 Burundais ont officiellement pris la route de Riyad à la recherche d’une vie meilleure. Alors que le Burundi et l’Arabie saoudite ont signé en 2021 un accord censé encadrer cette émigration, un véritable trafic de travailleuses, souvent privées de tous leurs droits sur place, s’est organisé, pour le bénéfice d’intermédiaires peu scrupuleux et avec la bienveillance de l’État burundais et de quelques-uns de ses apparatchiks.
(...) Saidata* avait rejoint un an plus tôt l’Arabie saoudite, où l’attendait un emploi de domestique. Elle n’a plus jamais revu Cibitoke. Quatre mois après son arrivée, elle est décédée dans des circonstances non encore élucidées. Elle avait 24 ans. Son frère affirme qu’elle communiquait régulièrement avec sa famille à travers différentes messageries privées. En février 2024, en arrivant sur place, elle a envoyé un message en kirundi : « Mie huyu » (« Je suis ici »). Selon son frère, les échanges se sont brutalement interrompus après le 8 juin 2024.
Plusieurs témoignages concordants ont permis à la famille de reconstituer une partie du parcours de la jeune femme : Saidata avait quitté son employeur avec qui elle ne s’entendait plus, avant d’être récupérée par des dalalas. Ce terme d’argot swahili, répandu chez les domestiques kényanes, désigne « des intermédiaires peu recommandables », selon une enquête du média français France 24. Les dalalas promettent aux travailleuses étrangères de leur trouver un autre employeur mais elles finissent souvent par exploiter des jeunes femmes en situation de fragilité. Selon nos informations, Saidata a ensuite vécu dans une maison à Riyad avec d’autres femmes. Ces maisons de passage sont également nommées « offices ». C’est là qu’elle est tombée malade.
La famille de Saidata apprend son décès sur les réseaux sociaux. (...)
Un premier rapport alarmant des États-Unis
Le cas de Saidata est loin d’être isolé. Pendant plusieurs mois, des journalistes burundais et étrangers de la plateforme d’investigation Ukweli Coalition Media Hub, spécialisée sur la région des Grands Lacs, en partenariat avec Afrique XXI et Africa Uncensored, ont enquêté sur cette filière d’exportation de main-d’œuvre en Arabie saoudite. (...)
Au Burundi, selon le journal Jimbere, 65 % des jeunes n’occupent aucun emploi formel. Avec un revenu moyen d’environ 17 euros par mois, le pays est l’un des plus pauvres au monde. Dans ces conditions, l’eldorado saoudien fait figure de paradis. Mais les abus et les violences décrits par la douzaine de témoins qui ont accepté de se confier donnent plutôt l’image d’un enfer sur terre. Les ramifications de ce trafic, organisé par Bujumbura sous couvert d’un contrat bilatéral signé avec Riyad, remontent à des hommes burundais puissants qui ont engrangé de substantiels bénéfices sans jamais être inquiétés, malgré leurs manquements aux règlements nationaux et les violations flagrantes des droits humains. État, agences de recrutement au Burundi et en Arabie saoudite, intermédiaires véreux… Tous s’enrichissent sur le dos de ces travailleuses précaires.
Déjà en 2023, la situation des travailleuses burundaises émigrées, le comportement des agences de recrutement et l’incapacité de l’État à protéger ses ressortissantes avaient été épinglés dans un rapport du gouvernement états-unien sur la traite des personnes. (...)
Un député intermédiaire impliqué dans des violences
Selon ce même document, le gouvernement a indiqué que 676 femmes burundaises employées en Arabie saoudite et au Koweït comme travailleuses domestiques, dont certaines victimes de traite, ont reçu un soutien consulaire, des services juridiques et une aide au rapatriement entre 2020 et 2022. Or « les organisations internationales ont identifié 1 409 victimes potentielles de la traite […] parmi les travailleuses migrantes de retour de l’étranger au cours de la période considérée [2022, NDLR], contre 1 380 en 2021 ». Des centaines, sinon des milliers de travailleuses ont donc été livrées à elles-mêmes, alors que l’État et les agences ont engrangé des dizaines de millions de dollars, censées être en partie utilisés pour leur venir en aide.
Beaucoup d’entre elles ont peur de parler (...)
Le recrutement et l’envoi de travailleuses domestiques burundaises en Arabie saoudite sont censés être encadrés par un accord signé entre les deux pays le 3 octobre 2021. Celui-ci stipule, entre autres, que « les parties doivent mettre sur pied un système de recrutement, de déploiement et de rapatriement mutuellement acceptable pour les travailleurs domestiques burundais en vue d’un emploi au Royaume d’Arabie saoudite, conformément aux lois, règles et réglementations en vigueur ». De plus, le contrat de travail doit être accepté par les autorités compétentes des deux pays et il doit être respecté par les parties contractantes (employeur, travailleur domestique, bureau de recrutement saoudien et agence de recrutement burundaise). Il est également prévu que les organismes de recrutement des deux pays et l’employeur ne facturent ni ne déduisent du salaire du travailleur domestique les coûts liés à son recrutement et à son déploiement. (...)
Une autre clause stipule que le gouvernement doit veiller au bien-être des travailleuses. L’accord prévoit que l’Arabie saoudite facilite le règlement rapide des différends liés à la violation des contrats de travail et des autres cas qui seraient déposés devant les autorités ou tribunaux saoudiens compétents. (...)
Dans la foulée de la signature de cet accord, de nombreuses agences de recrutement de main-d’œuvre ont vu le jour. Elles sont actuellement au nombre de vingt-sept (...)
« Blessures graves » et « séquelles psychologiques » (...)
les agences de recrutement au Burundi ne réalisent aucun suivi des femmes qu’elles ont envoyées à l’étranger, y compris quand celles-ci sont de retour. De plus, ces femmes, qui dans leur très grande majorité « vivent dans des conditions de précarité extrême au Burundi », n’osent pas porter plainte, car elles ignorent bien souvent les termes de leur contrat avec leur employeur, avant tout séduites par la perspective d’améliorer leur situation et celle de leur famille. Pour Mertus Ndikumana, le président de l’Association des agences de recrutement cité plus haut, ces sociétés respecteraient la loi : « Si une femme a un problème, il est du devoir de l’agence qui l’a envoyée de l’assister. »
Un ex-responsable des milices Imbonerakure devenu recruteur
Un employé d’une agence qui a accepté de témoigner sous le couvert de l’anonymat propose une autre version. Nous l’appellerons Pascal. Dans les faits, explique-t-il, « on oblige parfois la travailleuse à payer elle-même le ticket de retour ». Et de poursuivre : « Si elle en est incapable, l’agence qui l’a recrutée ou l’ambassade du Burundi en Arabie saoudite paie le billet. Mais, dans ce cas, c’est un long processus, et les filles peuvent passer des mois sans assistance. » Une autre salariée d’agence justifie que « lorsqu’une travailleuse veut rentrer avant deux ou trois mois à cause de son incapacité [sic] à faire son travail, c’est une grande perte pour l’agence, qui rembourse à l’agence saoudienne partenaire plus de 1 800 dollars ». Elle ajoute : « Il arrive que la travailleuse migrante soit emprisonnée jusqu’à ce qu’elle paie le billet d’avion. » (...)
« Une Kényane s’est suicidée à cause du désespoir »
Plusieurs autres jeunes femmes ont raconté des conditions de vie extrêmement dures dans ces offices. (...)
Examen médical et pot-de-vin à la charge de la recrutée« Blessures graves » et « séquelles psychologiques » (...)
Les agences saoudiennes rémunéreraient les agences burundaises entre 1 500 et 2 000 dollars par recrue. À ce tarif, les sociétés burundaises auraient engrangé entre 25,5 millions et 34 millions de dollars pour les 17 000 travailleuses envoyées en Arabie saoudite annoncées par le ministre des Affaires étrangères. « Les agences gagnent beaucoup d’argent au détriment de ces travailleuses. C’est pourquoi ces sociétés cachent les contrats qu’elles signent avec leurs homologues en Arabie saoudite » (...)
Cette enquête a également permis de retrouver quelques détails concernant les agences de placement en Arabie saoudite, qui, elles aussi, s’enrichissent sur le dos des travailleuses burundaises. (...)
L’État burundais n’est pas en reste. (...)
« Le Burundi a déjà encaissé un peu plus de 10 millions de USD et 10 milliards de BIF. L’Arabie saoudite a accepté [l’accueil de] 75 000 travailleurs migrants dans les 5 prochaines années. » Une manne qui aurait pu permettre à Saidata de revoir son village, plutôt que de finir enterrée, seule, dans les sables de son eldorado perdu.