
Sans justification explicite, la Commission européenne est prête à défaire une partie de sa réglementation à l’égard des « stablecoins », permettant à des jetons émis hors de la zone euro d’être interchangeables avec ceux émis en Europe. Une aubaine pour la stratégie de Donald Trump sur les cryptoactifs.
Donald Trump pouvait-il rêver meilleur signe d’allégeance ? Alors que le président américain a promis de faire des États-Unis « le centre mondial des cryptoactifs », la Commission européenne envisage, sans attendre, de rendre les armes. Et d’ouvrir la porte de la zone euro à tous les appétits américains.
Contre l’avis de la Banque centrale européenne (BCE) et de toutes les autorités de régulation, elle étudie la possibilité de revoir la régulation MiCAR adoptée en 2020 qui encadre strictement la création et la circulation des cryptoactifs dans la zone euro. (...)
En d’autres termes, ces monnaies numériques étrangères parallèles ne rencontreraient aucune restriction et seraient interchangeables avec les jetons émis dans la zone euro. Aujourd’hui, 90 % de ces jetons numériques sont adossés à des actifs américains ou au dollar.
Derrière ces débats techniques et souvent très éloignés des réalités économiques quotidiennes, c’est toute l’architecture monétaire de la zone euro qui risque d’être remise en question, en termes de souveraineté, de sécurité monétaire, de stabilité financière. (...)
Négociés dans la plus grande opacité, comme nombre de dispositions prises sous la présidence d’Ursula von der Leyen, ces changements projetés n’ont donné lieu à ce stade à aucune explication et encore moins de justification. Dans le climat de déréglementation générale qui règne en ce moment à Bruxelles, les eurocrates avancent l’argument des traditionnels obstacles et règles trop rigides bridant l’innovation et les énergies. (...)
Dès qu’ils ont eu vent du projet de dérégulation des cryptoactifs, de nombreux parlementaires européens se sont mobilisés pour en savoir plus. Plusieurs députés européens, notamment ceux qui ont participé à l’écriture de la réglementation européenne sur les cryptoactifs en 2020, ont écrit leur opposition à tout changement à la commissaire européenne chargée des services financiers. Pour eux, ce serait « une concession malheureuse qui semble un cadeau gratuit à l’administration Trump ».
« C’est un projet dangereux qui menace l’intégrité et la souveraineté monétaire de la zone euro », ajoute la députée européenne Aurore Lalucq (Place publique), présidente de la commission des affaires économiques, partie en guerre contre les volontés de déréglementation de la Commission. (...)
La charge de la BCE
Mais les critiques des parlementaires européens ne sont rien par rapport à celles de la Banque centrale européenne. Lors d’une intervention devant le Parlement européen le 24 juin, la présidente de la BCE, Christine Lagarde, a mené une charge frontale contre les projets de déréglementation des cryptoactifs envisagés par la Commission européenne.
« Les stablecoins posent un risque pour la politique monétaire et la stabilité financière et doivent par ces raisons être régulés de façon stricte surtout quand ils sont issus au-delà des frontières », a-t-elle insisté.
La réponse de la Banque centrale est d’autant plus ferme qu’elle a développé une réponse au développement de la monnaie numérique dans le monde : l’euro numérique. Depuis quelques années, elle a commencé à travailler sur ce projet et a annoncé ces derniers temps sa volonté d’accélérer sa mise en œuvre.
Hormis sa dématérialisation, cette monnaie numérique est censée offrir les mêmes garanties que les billets et les pièces émis actuellement par la Banque centrale. Si les règles européennes changent, l’euro numérique prendrait un sérieux coup avant même d’avoir vu le jour. (...)
En coulisses, les lobbies bancaires, et notamment les grandes banques françaises, s’activent pour influencer les décisions de la Commission européenne afin d’obtenir la dérégulation la plus large possible. (...)
L’adoption d’une monnaie centrale numérique européenne les priverait surtout d’un pouvoir monétaire et des profits qui vont avec, alors que leurs concurrentes américaines vont pouvoir en disposer, argumentent-elles. Pour les banques, le maintien de la réglementation actuelle serait un cas flagrant de rupture de concurrence, une perte de compétitivité et d’attractivité par rapport aux grandes institutions de Wall Street.
Le crypto-mercantilisme de Donald Trump
Car tout le débat européen se déroule les yeux fixés sur ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique. Le monde des cryptos, présenté comme un eldorado par les libertariens car il permet d’échapper au pouvoir monétaire et fiscal des États, est devenu la nouvelle terre de conquête pour nombre d’acteurs aux États-Unis depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. (...)
Un projet de loi, au nom prometteur de Genius Act (« loi géniale »), est déjà en discussion au Congrès. Il vise à autoriser tous les acteurs privés à battre monnaie numérique, sans grande restriction. Avant même son adoption, la plupart des responsables des agences fédérales qui contrôlaient le monde des cryptos ont démissionné ou ont été poussés vers la sortie. (...)
Les milliardaires et le dollar
Pour la Maison-Blanche, ce choix n’offre que des avantages. Il permet, d’une part, de renforcer l’emprise des groupes financiers et de high-tech américains, et, d’autre part, d’enrichir les milliardaires, en leur donnant un pouvoir monétaire qu’ils n’ont jamais eu jusqu’alors, sur le dos de l’État.
Donald Trump et ses enfants entendent en profiter personnellement. Quelques jours avant d’entrer à la Maison-Blanche, il a lui-même lancé son memecoin, $Trump. Par la suite, le groupe familial a développé des accords avec plusieurs plateformes de négociation de cryptoactifs, notamment Binance. Heureux hasard, lors de son voyage au Moyen-Orient, une société d’Abou Dhabi, MGX, a annoncé qu’elle allait utiliser le memecoin $Trump pour réaliser un investissement de 2 milliards de dollars dans Binance. (...)
L’autre avantage du développement de ces cryptoactifs est de renforcer l’attrait de la dette américaine et du dollar. Au moment où les créanciers traditionnels des États-Unis s’interrogent de plus en plus sur la trajectoire budgétaire et financière du pays, où des pays contestent la domination mondiale de la monnaie américaine, les stablecoins peuvent prendre le relais. (...) (...)
Fragilité financière (...)
Mais si ces monnaies numériques se développent à un rythme frénétique comme le souhaite l’administration Trump, les dégâts pourraient être beaucoup plus élevés, et mettre en cause par effet de contagion la stabilité du système financier, en cas d’effondrement, prévient le rapport de la BRI.
Une filière de choix pour l’argent sale
À s’aventurer sans règles, sans précaution, sans contrôle, les expériences avec les stablecoins pourraient s’apparenter par bien des aspects à la Compagnie des Indes et au système de Law. Il fallut des années et la création d’institutions solides dotées de garanties étatiques imprescriptibles pour donner confiance dans la monnaie papier. Et c’est cette confiance dans la monnaie que la BRI redoute de voir s’évanouir.
Elle fait déjà l’objet de multiples attaques. Et l’argent sale n’est pas des moindres (...)
Garantissant un complet anonymat, travaillant sans aucun contrôle, les plateformes de cryptoactifs sont devenues les plaques tournantes pour recycler l’argent sale issu de tous les trafics (drogue, armes, etc.), de la fraude fiscale et des escroqueries. Elles sont utilisées à grande échelle pour contourner les sanctions. Cet usage des cryptoactifs se développe de façon exponentielle. (...)
Colonisation monétaire
Mais le danger le plus immédiat est la perte de souveraineté de l’euro. Permettre l’usage de monnaies numériques non agréées en Europe dans la zone euro reviendrait à miner l’euro et l’union monétaire européenne, insistent les économistes qui signent le rapport sur le crypto-mercantilisme.
La menace est réelle, presque imminente. Les géants du numérique ne font pas mystère de leur intention d’avoir leur propre monnaie. C’est la dernière pièce manquante à leur pouvoir, qui leur permettrait de conforter leur techno-féodalisme : ils battraient monnaie. (...)
Si la Commission européenne autorise leurs jetons numériques à circuler dans l’espace européen, tous les obstacles seraient alors levés. Amazon, Apple, Meta et tant d’autres pourront alors proposer à leurs clients européens de régler leurs achats en jetons $Amazon ou $Apple. Sans y penser, par facilité, nombre de clients européens accepteront et transféreront leurs euros en stablecoins du groupe. (...)
Tout cet argent serait alors converti en dollars et toutes les réserves censées garantir ces jetons numériques seraient alors logées aux États-Unis, sans aucune assurance pour les clients européens de pouvoir y avoir accès. Toutes les infrastructures pour drainer l’épargne et les capitaux européens hors du continent seraient alors mises en place. Mais n’est-ce pas le projet final de Donald Trump ?
Pour l’Europe, la situation se rapprocherait de celle des pays qui ont décidé d’arrimer leur monnaie au dollar, à l’instar de l’Argentine, subissant au jour le jour les fluctuations de la monnaie américaine, perdant toute autonomie de politique monétaire et économique, selon les auteurs du rapport au Parlement européen. (...)
Alors que les mises en garde viennent de toutes parts, le mutisme de la Commission européenne semble incompréhensible (...)
Ses silences sont d’autant plus incompréhensibles que tout changement de doctrine à l’égard des stablecoins émis hors de la zone euro va à l’encontre de la politique affichée. Elle proclame toujours sa volonté de réguler les géants du numérique américain. Alors que le rôle du dollar est remis en question, elle affirme son ambition de renforcer le rôle international de l’euro.
Dernièrement, elle s’est donné comme programme de promouvoir une Union européenne de l’épargne et des capitaux afin de soutenir les efforts de réarmement et de réindustrialisation de l’Europe.
Autant d’objectifs qui seraient détruits de l’intérieur si la Commission européenne permettait la perte de contrôle de la monnaie européenne. À moins que, sans le dire, elle ait changé de ligne et opté pour la « vassalisation heureuse » ?