
Investisseur historique et respecté de la French Tech, Pierre-Édouard Stérin finance via le Fonds du bien commun des associations traditionalistes et réactionnaires et vise désormais, avec le projet Périclès, la victoire électorale de l’extrême droite. Dans le milieu start-up, le sujet reste tabou. De Xavier Niel à Bpifrance, tout le monde continue à faire affaire avec le sulfureux milliardaire comme si de rien n’était. Enquête.
« Une année record pour Otium. » Début 2025, le family office de Pierre-Édouard Stérin ne manque pas de superlatifs lors de la publication de ses résultats annuels : 5000 collaborateurs, 1,6 milliard d’actifs, 800 millions d’euros de chiffres d’affaires consolidés et 255 millions d’euros d’investis dans des sociétés aussi diverses que la chaîne de restauration La Pataterie, l’installateur de panneaux solaire Ensol ou les centres de jeux pour enfants Hapik.
Une fierté pour le milliardaire ultraconservateur, exilé fiscal qui contrôle son empire économique depuis la Belgique. Si ce fervent catholique a fait fortune en créant la société de coffrets cadeau Smartbox, c’est dans la tech qu’il s’est forgé une solide réputation, en investissant dans des start-ups comme Payfit ou Owkin, aujourd’hui valorisées à plus d’un milliard d’euros. Ces engagements valent à Pierre-Édouard Stérin d’être régulièrement sur le podium des classements des « business angels » français. Fin mars, le magazine Challenges le classe en tête devant Xavier Niel et le cofondateur de Veepee Michael Benabou, avec 348 millions d’euros d’investissements.
Sauf que Pierre-Édouard Stérin n’a rien d’un homme d’affaires comme les autres. En 2024, L’Humanité révélait l’existence du projet Périclès, document rédigé à la manière d’un « business plan » de start-up, où le milliardaire explique vouloir financer à hauteur de plusieurs dizaines de millions d’euros des médias, associations ou think tanks pour préparer la victoire électorale de la droite extrême. Depuis, les projecteurs médiatiques sont braqués sur le milliardaire et sur les financements qu’il distribue depuis des années via le Fonds du bien commun, une entité étroitement imbriquée dans le labyrinthe de sociétés qu’il contrôle (...)
La proximité d’Otium avec l’extrême droite ne concerne pas seulement Pierre-Édouard Stérin, puisque son bras droit François Durvye, directeur opérationnel du fonds à Paris, s’affiche désormais publiquement comme le conseiller de Marine Le Pen sur les questions économiques. Selon plusieurs médias, il s’apprêterait à quitter Otium pour se présenter aux prochaines élections législatives sous la bannière du Rassemblement national.
Un silence qui en dit long
La révélation du projet Périclès et du soutien actif de Stérin et Durvye à l’extrême droite n’a engendré à l’époque que peu de réactions dans le monde de la tech. Alexandre Boucherot, le patron d’Ulule, a été l’une des rares exceptions (...)
Rien de tel dans l’industrie du numérique. Pour cette enquête, nous avons contacté des dizaines de personnalités du secteur français de la tech. C’est peu dire que l’évocation de Pierre-Édouard Stérin crispe. La majorité des personnes interrogées au cours de cette enquête ont refusé de s’exprimer ou ont requis l’anonymat. Un silence qui, en lui-même, en dit long.
Même chez ceux qui lui sont opposés par les idées, comme Hervé [1], responsable des affaires publiques d’une licorne française, le discours se veut rassurant. (...)
Évoquer ou critiquer publiquement Pierre-Édouard Stérin, c’est prendre le risque de se mettre à dos l’un des principaux business angels français. (...)
« Faire de la politique comme on fait du business »
À première vue, les investissements de Pierre-Édouard Stérin semblent difficile à lier à son projet politique. Otium investit dans des dizaines de projets : immobilier, marques de lingerie, marketplace, alimentation pour chat. Même en ce qui concerne la tech, les solutions et les plateformes développées par les start-ups dans lesquelles investit le fonds Resonance sont surtout destinées aux entreprises et aux DRH, pas aux candidats politiques ou aux croisés de la guerre culturelle. (...)
De quoi donner du crédit à l’argument selon lequel il faudrait distinguer Stérin le politique et Stérin l’investisseur ? Pas si évident. Il n’y a pas de vraie séparation fonctionnelle ou financière entre le versant économique et le versant politique de ses activités. Si le projet Périclès a été soigneusement séparé du reste de l’empire de Pierre-Édouard Stérin, ce n’est pas le cas du Fonds pour le bien commun. (...)
Pierre-Édouard Stérin revendique lui-même d’ailleurs sa volonté de « faire de la politique comme on fait du business ».
Un mélange de genres que l’on retrouve dans également aux États-Unis et ailleurs, rappelle le sociologue Théo Bourgeron, avec le phénomène du « philanthro-capitalisme ». « Les fondations comme celle de Bill Gates ou d’autres font peu de dons. Elles passent beaucoup par des investissements, des partenariats, des prêts. Quant à l’usage de la langue des KPI et du « venture capital » pour décrire une entreprise de changement de régime, il est en effet frappant. On le retrouvait déjà dans certains discours d’Elon Musk lors de la campagne électorale américaine. » (...)
« Stérin est le plus visible, mais il y en a d’autres » (...)
Une partie du secteur, si elle ne partage pas forcément les convictions chrétiennes radicales du milliardaire ni sa crainte de l’immigration, n’est peut-être pas aussi éloignée de ses positions sur l’impôt ou l’administration. Récemment encore, quelques startuppers de renom s’en sont pris violemment à la taxe Zucman. (...)
On s’est étonné de découvrir les accointances des leaders de la tech aux États-Unis avec le trumpisme, derrière leur façade progressiste. Issus pour une large part des couches supérieures de la société, courtisés par la frange libertarienne de l’extrême droite française, une partie de la tech française pourrait-elle être tentée de suivre l’exemple américain ?