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Faut-il reconnaître les « communautés » ?
#communautes #communautarisme #democratie #Corse #Constitution
Article mis en ligne le 19 août 2025
dernière modification le 15 août 2025

À la demande de l’exécutif et de l’Assemblée de Corse, le projet de révision constitutionnelle consacré à la Corse justifie de la manière suivante le « statut d’autonomie » attribué à la Corse : il « tient compte de ses intérêts propres, liés à a son insularité méditerranéenne et à sa communauté historique, linguistique, culturelle, ayant développé un lien singulier à sa terre ». En intégrant la notion de « communauté », le texte donne ainsi une valeur constitutionnelle à un terme qui ne faisait pas partie de l’arsenal conceptuel du droit constitutionnel français.

Du côté des sciences sociales, la référence à la communauté apparaît à la fin de 19ème siècle. Le socialisant Ferdinand Tönnies lui donne ses titres de noblesse en proposant de distinguer la « société », qui divise les individus en classes, et la « communauté » qui les rassemble dans un « chez soi » pacifique. Elle les constitue en une totalité organique (« une communauté de sang, de lieu et d’esprit ») où le tout l’emporte sur la partie. Pour le philosophe allemand, le sang, la terre et la culture seraient donc les ciments de la concorde sociale.

L’attirance pour la communauté a trouvé plus tard ses ressorts, dans les carences de l’égalité et de la démocratie. Servant trop souvent à masquer les inégalités de fait, l’égalité en droit a laissé s’installer et se perpétuer la distinction des groupes majoritaires et des minoritaires, des dominants et des dominés, de ceux qui maîtrisent les ressources et de ceux qui ne le peuvent pas. Tant que les mécanismes redistributeurs de l’État-providence atténuaient les inégalités, la dévalorisation des groupes minorés pouvait rester tolérable. Mais dès l’instant où ces mécanismes se sont érodés, cette dévalorisation est devenue de plus en plus insupportable.

On rencontre souvent l’idée selon laquelle l’individu n’existe pas sans les communautés qui l’enserrent, d’autant plus fortement qu’elles sont plus anciennes. Dès lors une hypothèse prend corps peu à peu : pourquoi ne pas tempérer l’effet inévitable des inégalités sur les individus par l’imposition d’une égalité entre les communautés qui les regroupent ? En cultivant l’appartenance à des communauté et en régulant les rapports entre elles, on obtiendrait la paix sociale et l’ordre social pourrait se reproduire, sans conflits excessifs.

Ce que l’on appelle volontiers le « communautarisme » et qui s’est développé notamment dans le monde anglo-saxon, relève grosso modo de cette conviction. (...)

L’insistance sur les « communautés imaginées »1 pose ainsi une série de problèmes délicats. Ces communautés, d’une part, finissent volontiers par se considérer comme exclusives, supérieures à toutes les autres formes d’appartenance et notamment les appartenances de classe. En outre, elles relient les individus et les protègent, mais au prix de leur soumission aux normes communautaires qui leur fournissent du sens. Enfin, par touches successives, tout droit à la différence, pour les individus comme pour les groupes, peut très vite se transformer en différence des droits, et institutionnaliser ainsi les inégalités de fait.

Par un étonnant paradoxe, le « multiculturalisme » et le « monoculturalisme » qui en est le contraire fonctionnent en pratique comme les deux extrêmes du piège identitaire. Dans les deux cas, on assigne les individus à une identité qui les détermine de façon absolue, au risque de les opposer à tout ce qui n’est pas la communauté et de nier leur autonomie de personne. La communauté exclut tout autant qu’elle inclut ; elle enferme tout autant qu’elle protège.

Constitutionaliser la communauté corse ? (...)

Si la communauté corse qu’elle institue, et donc si le groupe de celles et ceux qui se reconnaissent comme en faisant partie est le pivot du vivre ensemble, qu’en résulte-t-il pour quiconque est en marge de cette reconnaissance ? Il peut se trouver cantonné dans une nouvelle minorité, tolérée à une double condition : qu’elle intériorise les normes de la communauté majoritaire et qu’elle accepte une certaine invisibilité, pour ne pas heurter les sentiments de la communauté dominante.

En pensant la communauté sur le registre de la différence et en la fondant sur « un lien particulier à la terre », le projet constitutionnel passe sous silence que, depuis 1789, l’identification corse est au moins double : corse et française. Peuple corse et peuple français sont les deux faces indissociables d’une appartenance duale. Nier la réalité profonde de cette dualité, minorer l’une de ses faces revient à mutiler l’autre. C’est condamner ainsi, encore et toujours, l’individu à l’indétermination et à la souffrance du manque. Et c’est nier l’apport de ceux qui, en décidant de résider durablement sur la terre corse, peuvent se nourrir de la richesse humaine d’une histoire inscrite dans un sol, mais n’ont pas pour autant le désir de s’y fondre en totalité.

Formellement, aucune réalité historique n’est vouée à l’inéluctable reproduction. La population corse pourrait donc, si elle le voulait, décider de se couper d’une part de son identification de plus de deux siècles et de se retrouver dans une communauté qui ferait de la spécificité corse la base exclusive de son identification. C’est le rêve des nationalistes insulaires, majoritaires au sein de l’Assemblée de Corse et ce rêve est en soi respectable. Mais il ne semble pas être, pour l’instant du moins, celui d’une majorité attestée des Corses. À quoi bon alors introduire dans la Constitution une formulation communautaire qui laisse entendre qu’on est d’ores et déjà engagé dans ce processus de dissociation ?

On peut s’en étonner d’autant plus que l’on entend souvent, aux plus hauts niveaux de l’État et du monde politique, vitupérer le « communautarisme » en bloc, dès l’instant où il est présumé islamique. (...)