Tout chez Donald Trump peut surprendre les observateurs européens : son style, son agressivité, son approche transactionnelle des affaires publiques. Il ne faut pourtant pas se méprendre. La « doctrine Trump » ne constitue pas une rupture imprévisible dans une relation transatlantique pourvoyeuse éternelle de paix, de prospérité et de stabilité.
La relation transatlantique est d’abord le produit de relations de puissances au sein de et entre l’Europe et les Etats-Unis. Ensuite, loin d’être continue et constante la trajectoire de cette relation a épousé les revirements, parfois brutaux, des différentes doctrines stratégiques américaines. Ce faisant les évolutions de la relation transatlantique ont participé de chacune des grandes étapes de la redéfinition des rapports de forces mondiaux depuis le XXème siècle.
Dans ce cadre, il est légitime de s’interroger : à l’heure de Donald Trump, qu’est-ce que la relation transatlantique nous dit des rapports de puissance entre l’Europe et les États-Unis ?
Les conditions commerciales drastiques exigées lors de l’accord dit de « Turnberry » aux européens ont largement été comparées aux Traités inégaux imposés par ces derniers à la Chine au milieu du 19ème siècle. Si l’identification a ses limites, il en demeure un trait commun essentiel : dans les deux cas une différence massive de puissance permit de forcer la partie la plus faible à des concessions extraordinaires et défavorables à ses propres intérêts.
Hier l’Empire du milieu acceptait d’ouvrir ses ports à la marine marchande britannique, aujourd’hui l’Europe promet 600 milliards d’investissements productifs aux États-Unis. Si l’Union européenne ne cède pas de territoire en concession, comme auparavant la Chine livrait Hong-Kong aux britanniques et comme les menaces trumpiennes sur le Groenland le faisaient craindre, elle s’engage à payer un tribut de 730 milliards de dollars en produits gaziers et pétroliers auprès des États-Unis. Pour exiger son dû, l’administration américaine a fait étalage de toute sa force. Politiquement elle a remis en cause la souveraineté même des États européens : en menaçant d’annexion certains territoires, en refusant l’application des règles et décisions de justice européennes, particulièrement celles visant ses géants numériques, en dénigrant ses gouvernants et en intervenant directement dans plusieurs forums ou processus électoraux en soutien à certaines des forces xénophobes et populistes du gouvernement. Stratégiquement, elle a contraint les États européens membres de l’Otan à accroître leurs niveaux de dépenses. Économiquement, surtout, elle a directement menacé les industries européennes en faisant planer le risque de couper tout accès réel à son marché, destination toujours privilégiée d’un grand nombre de productions des pays d’Europe, en imposant des droits de douanes largement disproportionnés.
Donald Trump a pu imposer de tels sacrifices à ses homologues européens car ces derniers se trouvent dans une situation de dépendance critique vis-à-vis des États-Unis. Le militaire en est le plus ancien et le plus évident aspect : la majeure partie des armées européennes repose presque exclusivement sur les États-Unis pour leur armement, leur entraînement et leur commandement au sein de l’État-Major de l’Otan.
Cependant, la marque distinctive de la période actuelle réside dans un assujettissement européen grandissant dans d’autres domaines. Aux premiers rangs de ceux-ci figurent la soumission des européens aux grandes entreprises numériques américaines, les GAFAM qui sont désormais devenues indispensables non seulement aux entreprises mais également aux citoyens européens. Au travers de ces entreprises, bien souvent en situation de monopoles ou d’oligopoles sur leurs marchés, le gouvernement américain peut contrôler l’accès à des données, des technologies, des savoirs faires essentiels aux européens. S’affirme également avec force la dépendance grandissante des européens à l’énergie américaine, et particulièrement à son Gaz Naturel Liquéfié (GNL) remplaçant de manière croissante les hydrocarbures et le gaz russe. Les européens payent le prix de leurs dépendances.
Le refus de maintenir une indépendance militaire et politique réelle vis-à-vis des États-Unis, le recul des investissements dans les infrastructures critiques et énergétiques, l’alignement militaire et diplomatique quasi constant vis-à-vis des États-Unis ont conduit nécessairement les États européens à une situation de fragilité. Plus qu’une rupture franche et éclatante dans la relation transatlantique, Donald Trump tire parti des déséquilibres structurels accumulés dans les rapports économiques et stratégiques entre l’Europe et les États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
L’affirmation grandissante de la domination américaine sur l’Europe répond à l’impératif stratégique immédiat des États-Unis : contrer la montée en puissance de la Chine. Plus qu’un retour à un isolationnisme théorique, il s’agit d’envoyer un message clair aux européens : l’inféodation pleine et entière. Face à la Chine, alors que les flux commerciaux se concentrent de manière croissante autour de blocs géopolitiques, l’équidistance entre puissances ne peut plus être tolérée par Washington. Cette évolution expose, en définitive, les limites d’un modèle de développement européen construit sur le double pari de la délégation de ses prérogatives militaires et régaliennes aux États-Unis - moins vrai pour la France -, de l’intégration de sa production économique dans des chaines de valeur mondialisées toujours plus étendues et intégrées. Privés de ressources énergétiques et minérales propres, tributaires de technologies qu’ils ne maîtrisent pas, sujets à des mesures commerciales brisant l’intégration économique mondiale dont ils sont dépendants les européens ne peuvent maintenir l’équilibre précaire construit depuis 1989. La Chine se refuse au cantonnement au statut d’atelier du monde et n’offre plus de débouchés commerciaux sans fins. L’Europe est écartelée entre puissances contradictoires. En exigeant un alignement total, la relation transatlantique constitue aujourd’hui un handicap pour l’Europe. Les pays européens ne peuvent ignorer la nécessité de repenser leur modèle de développement, et leur relation à Washington. La discussion est d’ailleurs, de manière protéiforme, sur la table, à l’image du denier rapport Draghi. Il demeure que sans mise en cause de leur alignement stratégique vis-à-vis des États-Unis et sans rupture dans un modèle ancré sur les seules logiques de la mondialisation financière, au détriment de la pensée stratégique, les pays européens ne retrouveront pas les voies de leur souveraineté, si ce n’est de leur indépendance.
Les fissures dans la relation transatlantique s’amorcent lorsqu’Obama décide d’amorcer le virage vers le « pivot asiatique » marquant tout à la fois un moindre intérêt pour l’Europe, la certitude que la Russie était reléguée à un statut de puissance régionale et que désormais son seul rival était la Chine et sa préoccupation le contrôle de l’Asie-Pacifique. La guerre entre la Russie et l’Otan sur les terres ukrainiennes a confirmé la différence d’approche entre les deux rives de l’Atlantique et la prise de conscience brutale pour les Européens que la solidarité qui s’exerçait dans le cadre de l’Otan n’avait plus rien d’automatique.
La période ouverte par le deuxième mandat de Trump se traduit par un triple mouvement : la perte d’influence, notamment économique, des États-Unis face à la montée d’un Sud global emmené par les BRICS et la Chine ; une Europe qui se « fabrique » un adversaire russe pour accroître ses dépenses militaires et ne pas se désarrimer de Washington ; et cette dernière qui exige de ses Alliés une inféodation absolue – on pense à l’accord signé par Ursula Van de Leyen au nom de l’Europe avec Trump – qui emprunte les formes grossières d’une colonisation que l’on pensait obsolète. Un tel équilibre ne peut qu’être instable, tant les dynamiques à l’œuvre sont rapides et puissantes.