
Dans le Languedoc, les pluies printanières n’ont pas permis d’inverser la tendance : la région s’assèche. Il manque déjà en Occitanie, selon l’Agence de l’eau, 81 millions de m3 d’eau — soit cinq fois la consommation annuelle de la ville de Montpellier — « pour satisfaire les usages et préserver la vie biologique ». Pourtant, le territoire poursuit son développement : l’urbanisation s’étend ; les parcs à thème et autres infrastructures de loisirs sortent de terres ; l’irrigation des vignes, interdite sous conditions depuis 2006, se déploie. Comme si de rien n’était.
Comment expliquer cette contradiction ? Une partie de la réponse s’écoule à la frontière orientale de la région : le Rhône, détourné depuis plus de cinquante ans pour arroser les départements languedociens. Aujourd’hui, les trois quarts de l’eau des différents usages en Occitanie proviennent du grand fleuve voisin. Une ressource vantée comme « sécurisée », « renouvelable » et « durable » par les pouvoirs publics.
Baptisée sur son tronçon le plus récent « Aqua Domitia », cette « autoroute de l’eau », qui achemine sur plusieurs centaines de kilomètres de tuyaux la précieuse ressource rhodanienne, est ainsi brandie telle une panacée à nos maux climatiques
Le Rhône, une ressource inépuisable ?
Circulez, il n’y a rien à voir ! Pour la société BRL, concessionnaire du réseau hydraulique régional, la disponibilité de l’eau n’est pas un problème. (...)
la question est moins le prélèvement annuel moyen que les pompages effectués l’été.
Changement climatique oblige, le débit estival du Rhône pourrait en effet baisser de 20 % d’ici à 2055, selon une étude de 2023 commandée par l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse et réalisée par BRL Ingénierie, une filiale du groupe. Certaines années, les prélèvements globaux sur le Rhône entre les différents territoires pourraient ainsi représenter jusqu’à 30 % du débit. (...)
Plus préoccupant encore, les conclusions de l’étude de BRL Ingénierie sont jugées « optimistes » par le conseil scientifique de l’Agence de l’eau, dans un avis rendu en avril dernier, en particulier sur la capacité du Rhône à satisfaire les demandes croissantes. (...)
Outre la quantité d’eau, l’avis du conseil scientifique pointe aussi les effets écologiques d’une baisse d’eau du Rhône. Parmi les risques, la salinisation du delta de Camargue. Si le Rhône n’apporte plus d’eau douce à la Méditerranée, elle se salinise en effet progressivement. (...)
Et rien ne semble pouvoir étancher la soif des départements méditerranéens. La Région Occitanie a mis à l’étude un nouveau tronçon d’Aqua Domitia, pour alimenter les Pyrénées-Orientales. « Déjà, sur le futur tracé, des collectivités affichent leur appétit, comme la commune d’Agde pour des projets touristiques », note Simon Popy. (...)
Seulement voilà : il n’y aura pas d’eau pour tout le monde. « Ce n’est pas un problème de ressource, croit Jean-François Blanchet. Par contre, il y a un problème de saturation de la desserte dans certains territoires. » (...)
Résultat, dans certaines zones, les nouvelles demandes sont gelées, et BRL commence à appliquer des critères de sélection : « On classe prioritairement les projets avec un potentiel de production alimentaire », indique Jean-François Blanchet. De son côté, le département de l’Hérault mise sur des bassines pour récupérer l’eau du Rhône l’hiver et la redistribuer l’été aux zones plus reculées. Un projet pointé par Thierry Uso, d’Eau Secours 34, comme « inadapté » — avec l’évaporation, les retenues perdent énormément d’eau. « Il y a 200 000 hectares de vignes dans le Languedoc-Roussillon, on ne pourra pas tout irriguer », clarifie Jean-François Blanchet. Aujourd’hui, 30 000 hectares de vignes sont irrigués.
Aussi, « Aqua Domitia génère des iniquités », selon Véronique Dubois, présidente du syndicat de la nappe astienne à Béziers. Entre ceux déjà raccordés et les autres, en particulier ceux qui sont trop loin des réseaux pour pouvoir se brancher. « Il n’y a pas encore de conflit, mais ça demande beaucoup de pédagogie pour expliquer la situation, dit Laurie Schneider, chargée du dossier à la chambre d’agriculture de l’Aude. Pour certains agriculteurs, c’est la survie de leur exploitation et des troupeaux qui est en jeu ; donc oui, on a des situations compliquées. » (...)
Des ressources locales toujours mal en point
Pourtant, rien à faire : pour nombre d’acteurs, le Rhône, c’est la (sur)vie. L’eau a permis de sauver des exploitations de la déroute, et de soulager certaines nappes et rivières, trop pompées. Grâce à Aqua Domitia, les prélèvements dans les ressources locales ont ainsi été réduits de 8 millions m³ en 2023. (...)
« Une fuite en avant de l’agriculture qui veut toujours plus d’eau. »
Quid de la sobriété ?
Ainsi, l’accès au Rhône pourrait empêcher la nécessaire mutation écologique des économies locales. Comme les mégabassines dans d’autres régions, il permettrait d’éluder la question de la sobriété hydrique. « Le problème n’est pas seulement de satisfaire, mais aussi de maîtriser la demande en eau, en limitant les pertes, les usages superflus et le gaspillage, précise le sociologue Jean-Louis Couture. Or Aqua Domitia, c’est avant tout une politique de l’offre. (...)
Pour l’économiste Marielle Montginoul, « on assiste à une sécurisation de l’accès à la ressource plus qu’à une réflexion sur un nouveau modèle plus économe en eau ». Une « course en avant, sans se poser les bonnes questions, comme le choix du type de cultures qu’on irrigue. » On se retrouve ainsi à arroser des vignes, en pleine crise de surproduction du vin — l’an dernier, près de 3 millions d’hectolitres sont partis à la distillation. (...)