
Dans ce deuxième volet, nous poursuivons la critique du traitement, par France Inter, des mobilisations à Sciences Po en soutien de la Palestine. Comment les pratiques ordinaires du journalisme contribuent-elles à la production d’une information mutilée ? Comment une rédaction en arrive-t-elle à défigurer et à délégitimer un mouvement social ? Exacerbés à travers la couverture de la « polémique » médiatico-politique autour de l’occupation d’un amphithéâtre à la mi-mars, les biais que nous pointions dans le premier article se sont prolongés au printemps, alors que les mobilisations étudiantes ont pris de l’ampleur.
Effectuée à partir des données et des notices de l’INA compilées entre le 1er novembre 2023 et le 1er juin 2024, notre étude met en lumière une couverture médiatique particulièrement fournie au printemps 2024. S’étalant du 25 avril au 8 mai 2024, la séquence concentre près de 85% des contenus (49).
Une médiatisation en partie décorrélée de la mobilisation
C’est en effet à partir du 25 avril que Sciences Po revient à l’antenne de France Inter, avec une simple brève focalisée sur l’opération policière ayant conduit à l’évacuation du campus occupé par des étudiants. Depuis ladite « polémique » de la mi-mars (soit plus d’un mois), aucun sujet spécifique relatif à la mobilisation en soutien du peuple palestinien n’est recensé à l’antenne par l’INA [1]. On n’en trouve d’ailleurs aucune trace non plus entre le 1er novembre 2023 et le 13 mars 2024. (...)
C’est un premier biais… et il est de taille : on constate ainsi qu’à l’antenne de France Inter, la médiatisation est en grande partie décorrélée de la mobilisation elle-même, indexée non pas sur l’agenda des étudiants, mais sur celui d’acteurs tiers qui interviennent sur le cours de la mobilisation en question, qu’il s’agisse ici de la police ou, comme à la mi-mars, de personnalités politiques. (...)
Non qu’il ne se passait « rien » : il ne se passait rien que la rédaction de France Inter juge digne d’une information.
Une chronologie journalistique qui dessine, en creux, l’influence asymétrique exercée par les différents acteurs d’un conflit auprès des rédactions, proportionnée au poids symbolique qu’ils occupent plus largement dans le rapport de forces politique et idéologique. (...)
De l’occupation des étudiants de Sciences Po, on ne sait toujours rien à proprement parler, en dehors du fait que ces derniers sont désormais qualifiés de « militants » et catégorisés sous l’étiquette « propalestinien », laquelle est utilisée dans la quasi-totalité des contenus du corpus. Une appellation réductrice et bien peu signifiante, pour ne pas dire entachée de discrédit au regard de ses usages dans le discours médiatico-politique dominant. (...)
Si, pour la première fois, deux témoignages d’étudiantes sont donnés à entendre, aucun ne porte sur les revendications ni ne donne d’explication quelconque sur le fond du mouvement. Ils illustrent en revanche la problématique ce que la rédaction de France Inter était venue chercher : la preuve que ce mouvement vient d’une manière ou d’une autre de l’étranger. La première étudiante mentionne ainsi la présence de « davantage d’étudiants internationaux à Sciences Po que dans d’autres universités » et la seconde évoque le parcours d’une étudiante très impliquée dans le comité Palestine, inscrite dans un double cursus franco-américain (entre Sciences Po et l’université de Columbia). Disserter et spéculer avant d’avoir… informé : une pratique du journalisme « à front renversé », qui n’a pas l’air de déranger la rédaction de France Inter, mais coïncide opportunément avec… le cadrage du gouvernement : « Gabriel Attal a dénoncé ce matin […] une minorité qui "veut imposer l’idéologie venue d’outre-Atlantique" », peut-on par exemple entendre dans le journal de 19h, le 27 avril. (...)
Il faut ainsi attendre cinq jours [4] après le début de la séquence pour qu’un contenu laisse une place un tant soit peu prépondérante aux étudiants concernant leurs propres motivations (30/04) et deux jours supplémentaires pour qu’un premier sujet soit anglé sur une partie de leurs revendications (3/05). (...)
Le 30 avril, au journal de 19h, des détails factuels sont apportés sur les occupations dans les universités françaises. Le sujet est même à la Une, mais il fait l’objet d’un panorama presque exclusivement descriptif. Cinq étudiants sont ainsi conviés à donner leurs impressions… plus qu’à exposer ce qu’ils réclament. (...)
Mais revenons-en aux revendications. Certes, dans les jours ayant précédé les sujets abordés en amont (2, 3 et 4/05), la rédaction de France Inter n’a pas totalement passé les demandes étudiantes sous silence. Elle s’est contentée d’en rapporter une infime partie, soit au travers de brèves – des contenus d’une durée inférieure à 40 secondes –, soit de manière totalement périphérique, au détour d’une interview ou entre deux virgules d’un sujet axé sur une autre information. (...)
Il en va de la sorte dans la totalité des contenus étudiés : l’exposé des revendications est au mieux parcellaire, au pire, inexistant. Le format y est pour beaucoup : au cours de la deuxième séquence, les brèves sont majoritaires, suivies par les sujets de journaux, dont la durée excède rarement 2 minutes et 30 secondes… (...)
C’est que le bilan est particulièrement accablant pour une radio nationale : au terme de cette séquence (25 avril - 8 mai), soit deux semaines d’occupations, de manifestations, de discussions avec la direction, d’évacuations et de blocages successifs à Sciences Po Paris et ailleurs en France, aucun temps éditorial conséquent n’est consacré à ce que ces étudiants font, disent et réclament. Un énième symptôme édifiant ? Les « comités Palestine » au sein desquels ils se sont regroupés sont à peine mentionnés à l’antenne et ne font jamais l’objet d’un reportage à part entière [8]… Et comme on a commencé à le percevoir, le peu que l’on sait provient très rarement de la bouche des étudiants eux-mêmes.
À cet égard, analyser la répartition de la parole sur l’ensemble de la séquence nous renseigne beaucoup sur la manière dont la rédaction conçoit, construit et hiérarchise l’information qu’elle délivre aux auditeurs. (...)
. Le panorama ne serait complet sans qu’on y intègre les contenus diffusés en dehors des journaux d’information : interviews, éditos et billets humoristiques. Lesquels, hélas, noircissent encore davantage le tableau. À suivre…