
Dans le premier épisode de cette série « Israël-Palestine, le 7 octobre et après », nous avons étudié le cadrage médiatique qui s’est imposé dans les jours et les semaines qui ont suivi les attaques meurtrières menées par le Hamas le 7 octobre 2023 : présentisme, déshistoricisation, dépolitisation.
Dans ce deuxième article, lui-même décomposé en deux parties, nous tentons d’analyser, exemples et études quantitatives et qualitatives à l’appui, comment, au sein de ces cadres, divers phénomènes omniprésents dans les médias dominants (doubles standards, compassions sélectives, invisibilisation et déshumanisation) ont conduit, au total, à un véritable naufrage informationnel et moral.
Cette première partie de l’article est consacrée aux phénomènes de doubles standards et de compassions sélectives. Dans la seconde partie également en ligne, nous revenons sur les processus d’invisibilisation de Gaza et de déshumanisation des Palestiniens. (...)
Doubles standards (1) : information israélienne, propagande palestinienne (...)
il est en premier lieu frappant de constater à quel point la mise à distance a été à géométrie variable selon que les informations venaient de la partie israélienne ou de la partie palestinienne, un phénomène participant de l’adoption des doubles standards qui ont structuré, et structurent aujourd’hui encore, le bruit médiatique. (...)
sauf erreur de notre part, aucun média ne parle du « ministère de la Santé de Netanyahou » ou du « ministère de la Santé du Shas » (parti religieux ultra-orthodoxe auquel appartient le ministre de la Santé israélien Uriel Buzo), mais bien du « ministère israélien de la Santé ».
En accolant le nom « Hamas » au ministère, au regard du traitement médiatique global réservé à cette organisation politique, un puissant effet de délégitimation est à l’œuvre puisque, de facto, la suspicion est jetée sur l’institution elle-même et donc sur les informations qu’elle communique. (...)
« L’attaque du Hamas », « selon le Hamas », « le ministère de la Santé du Hamas » : le nom de l’organisation palestinienne revient ainsi en boucle dans les grands médias. Mais cette omniprésence se double paradoxalement d’une spectaculaire absence : la parole est-elle donnée aux militants et dirigeants de ce Hamas dont on parle tant, afin que leur point de vue, aussi critiquable fût-il, soit entendu ? Après une recherche approfondie, nous n’avons en réalité trouvé aucune interview en tant que telle d’un membre du Hamas dans la presse écrite et/ou sur les sites des principaux journaux andis que du côté des radios et télévisions, une seule – étonnante – exception confirme la règle [7], avec une (très courte) interview de Bassem Naim, responsable des relations extérieures du Hamas à Gaza, diffusée sur BFM-TV le 5 novembre 2023 durant la tranche 18h-19h. (...)
on parle du Hamas, mais le Hamas ne parle pas. (...)
à l’international : en plus des multiples interviews accordées à des médias en langue arabe, nous avons ainsi pu trouver – liste non exhaustive – des entretiens avec de hauts responsables du Hamas du côté du New York Times, du Times, de The Economist, du New Yorker, du Corriere della Serra, du Temps ou encore de l’agence Associated Press, et également, dans l’audiovisuel, côté BBC, CBS, NBC, Sky News ou ABC [12]. Cette spectaculaire absence dans les médias français est une expression exemplaire des doubles standards à l’œuvre, et joue un rôle éminemment négatif du point de vue de l’information (...)
à la faveur du bruit médiatique, des inepties, pourtant invalidées par les institutions et les ONG internationales, ainsi que par des enquêtes journalistiques, y compris dans des médias mainstream, peuvent être proférées à l’antenne à une heure de grande écoute sans que leurs auteurs soient un tant soit peu questionnés. (...)
traitements différenciés à l’œuvre, lesquels valent aussi pour les responsables politiques, comme a pu par exemple s’en rendre compte le députe LFI François Ruffin, également sur BFM-TV, le dimanche 15 octobre 2023. Alors qu’il était l’invité de l’interview dominicale de la chaîne (« BFM politique »), il a ainsi été interrompu à pas moins de 27 reprises en un peu plus de neuf minutes consacrées à la situation en Israël-Palestine, soit en moyenne une fois toutes les 20 secondes [17], se retrouvant dans l’impossibilité de formuler la moindre idée et le moindre argument. Deux semaines plus tard, Xavier Bertrand, élu LR, invité à la même émission, a été interrompu 12 fois en 16 minutes consacrées au même sujet, soit en moyenne une fois toutes les 80 secondes, soit quatre fois moins que François Ruffin, alors qu’il avançait des positions pour le moins… discutables : « Il faut éradiquer le Hamas » ; « Ça sera eux ou nous » ; « Un cessez-le-feu permettrait au Hamas de se structurer davantage encore » ; « Le Hamas a commis les pires atrocités qu’on n’ait pas vu depuis la Shoah » ; « [Le Hamas] utilise la population palestinienne comme bouclier humain » ; « [Les victimes civiles à Gaza] sont les victimes du Hamas » ; etc. Signalons en outre que les interruptions ont été non seulement beaucoup moins nombreuses mais aussi beaucoup moins virulentes, donnant à voir des doubles standards à la fois quantitatifs et qualitatifs… (...)
Ces doubles standards dans les interviews participent en réalité d’une forte distorsion, voire d’un anéantissement, du principe même du pluralisme. Il ne s’agit pas ici pour nous, en effet, de se limiter à constater l’existence d’un « deux poids, deux mesures », mais bien de s’interroger sur ses conséquences concernant l’information sur le conflit opposant Israël aux Palestiniens. (...)
L’une des expressions les plus spectaculaires de la normalisation de ces doubles standards est la banalisation des compassions sélectives, y compris dans leur expression la plus brutale. On pense ici en premier lieu aux multiples interventions d’éditorialistes et autres intellectuels de plateaux qui, avec plus ou moins de circonvolutions, ont pu nous expliquer, tout en s’en défendant, que toutes les vies et/ou toutes les morts ne se valaient pas, tout dépendant, selon ces brillants esprits, des intentions – supposées – des auteurs des crimes. (...)
Lire la suite de cet article : « Israël-Palestine, le 7 octobre et après (3) : invisibilisation de Gaza et déshumanisation des Palestiniens ». (...)