À Paris comme en banlieue, de nombreuses femmes musulmanes se voient refuser l’accès à certaines mosquées, faute d’espaces réservés ou en raison de décisions arbitraires. Derrière ces exclusions : la difficulté d’exercer librement leur culte et le silence imposé à celles qui osent dénoncer.
(...) « En arrivant devant la mosquée, on m’explique qu’il n’y a pas de salle pour femmes. Je propose alors de prier discrètement dans un coin de la salle principale, mais on me le refuse. En dernier recours, je suggère de prier dans le couloir : la réponse est encore négative », raconte la jeune femme.
Après plusieurs minutes de négociation pour entrer, le ton monte. « Le responsable a tenté de me faire sortir avec d’autres personnes en me disant qu’on était dans une résidence privée. Il me mettait la pression pour que je me barre parce que j’étais à deux doigts de commencer la prière dans la cour. »
De guerre lasse, Esra a fini par prier dehors. « J’étais dégoûtée. Ça m’a vraiment saoulée parce que tu te retrouves à prier dans la rue alors que la mosquée est à deux mètres. » (...)
« J’ai demandé : “Pourquoi je ne peux pas prier dans un petit coin ?” Il m’a dit : “Tu ne peux pas.” C’est tout. » Ce refus arbitraire lui a été insupportable. « Je me suis sentie humiliée, j’étais en colère. C’est de l’injustice. Il n’y a aucune raison pour laquelle un homme pourrait prier là et pas moi. J’ai proposé toutes les solutions possibles et ils ont refusé à chaque fois. C’était vraiment de la mauvaise foi », bouillonne encore Esra.
Ces deux histoires, Esra et Maïmouna ont décidé de les partager sur leurs réseaux sociaux. Et de nombreux témoignages de femmes, également refoulées à l’entrée de la mosquée Ali-ibn-Abi-Talib, affluent, y compris dans les avis Google de l’édifice religieux.
Contactée par le Bondy Blog, la mosquée Ali-ibn-Abi-Talib assure disposer d’une salle réservée aux femmes, accessible aux horaires de prière. Elle reconnaît toutefois que cette salle a pu, à certaines occasions, être fermée ou utilisée par les hommes lorsque leur propre espace arrivait à saturation. (...)
Toutefois, la mosquée du Xe arrondissement de Paris n’est pas une exception : des récits similaires circulent au sujet d’autres mosquées, également sur les réseaux sociaux. Des femmes musulmanes racontent avoir essuyé un refus formel, parfois même exprimé de manière virulente.
Les témoignages d’Esra et de Maïmouna leur ont ainsi valu une vague de commentaires hostiles de la part de leurs coreligionnaires masculins. (...)
« Quand les femmes musulmanes veulent dénoncer, on veut systématiquement les silencier », regrette Maïmouna. Prises en étau entre l’islamophobie institutionnelle et la misogynie présente au sein de leur communauté, les femmes musulmanes se retrouvent souvent sans recours. « Plus le temps passe, plus je me rends compte qu’on est seule en tant que femme musulmane dans notre combat », en conclut Maïmouna.
Les femmes renvoyées à l’espace privé
Deux histoires qui font écho à celle de Maéva. La jeune femme, âgée de 19 ans à l’époque, s’est elle aussi vu refuser en 2023 l’accès à la mosquée, sans qu’aucune explication claire lui soit donnée. Une fois de plus, le sentiment d’être lésée et laissée-pour-compte ressurgit. « D’un côté, il y a les racistes et les islamophobes, et de l’autre, des musulmans qui viennent déverser leur misogynie. Les hommes, quand il s’agit d’être misogynes, ils mettent tout de côté et vont se serrer les coudes », s’exaspère Maéva.
L’association féministe et antiraciste Lallab publiait au mois de mars le rapport « Femmes musulmanes contre les violences sexistes et sexuelles en France ». Ses travaux documentent l’invisibilisation et l’omerta présente au sein de la communauté musulmane concernant les violences sexistes et sexuelles. Une double peine quand on sait que 81,5 % des actes islamophobes sont perpétrés contre les femmes musulmanes, selon le Collectif contre l’islamophobie en Europe, dans son rapport pour l’année 2023.
« J’ai l’impression que pour eux, la femme appartient à l’espace privé. On ne doit ni parler, ni s’exprimer, ni dénoncer les injustices », s’insurge Esra. (...)
Cette situation illustre la relégation progressive des femmes dans les lieux de prière musulmans en France. Un phénomène qui s’opère depuis une vingtaine d’années, explique Fatima Khemilat, docteure en science politique et islamologue.
Dans les années 1980, les salles de prière étaient exclusivement investies par les hommes du fait de l’immigration tardive des femmes, poursuit-elle. « Dans la tradition musulmane, il n’y a pas de délimitation physique qui sépare les hommes et les femmes. Graduellement, des cloisons ont commencé à apparaître. Puis est venue l’idée que cette séparation ne suffisait pas, et les femmes se sont retrouvées à prier dans des salles séparées. »
En 2014, le collectif Les femmes dans la mosquée, mené par Hanane Karimi, avait déjà dénoncé une ségrégation spatiale à la Grande Mosquée de Paris après la décision du lieu de culte de cantonner les femmes au sous-sol et de ne plus leur donner accès à la salle principale. À l’époque, les femmes choisissent tout de même de pénétrer dans la grande salle malgré l’interdiction.
Après leur expulsion manu militari, leur protestation s’est soldée par des plaintes, dont une déposée par le collectif, pour coups et blessures. Onze ans plus tard, la situation n’a manifestement pas changé. « C’est le silence institutionnel musulman sur la condition des femmes qui permet que ces discriminations genrées se reproduisent », dénonce Fatima Khemilat. (...)
Absentes des instances décisionnaires
Selon une étude de l’Insee parue en 2023, 30 % des hommes musulmans fréquentent régulièrement la mosquée, contre 10 % des femmes musulmanes. Une situation d’autant plus injuste que les femmes se mettent au service de la mosquée. Ce sont généralement elles qui nettoient, balaient, rangent, apportent de la nourriture et donnent des cours d’arabe aux petits et grands. « Si on ne leur fait pas beaucoup de place, on leur demande quand même de participer aux activités de la mosquée », résume Fatima Khemilat.
Totalement absentes des instances décisionnaires, les femmes musulmanes participent tout de même à l’économie des mosquées en étant donatrices au même titre que les hommes. (...)
Un autre obstacle se dresse sur le chemin de la libération de la parole des femmes musulmanes : l’omerta. Pour la sociologue et islamologue, elles font face « à un chantage affectif en intracommunautaire ». Toutefois, ajoute-t-elle, « la potentielle récupération islamophobe ne justifie en aucun cas de se taire ».
D’un point de vue juridique, l’autorité religieuse gère son fonctionnement comme elle le souhaite mais ne peut discriminer sur la base du sexe, de l’origine ou de la religion. Refuser l’accès à une mosquée à une femme en raison de son genre est illégal. Pour contrecarrer ce rejet, l’imame Kahina Bahloul a créé la mosquée Fatima, à Paris. Un espace qui se veut « mixte » et « inclusif ». Toutefois, ces initiatives restent encore marginales, voire contestées.