Près de 200 familles syriennes se sont réunies dans un collectif pour tenter de trouver des réponses sur leurs proches disparus en Libye dans leur exil vers l’Europe. Depuis la chute du régime Assad, ces familles organisent des manifestations pour se faire entendre du gouvernement de transition - et de l’UE qui soutient financièrement la Libye. Des salons de Damas à ceux de Deraa, InfoMigrants a recueilli les récits de leur bataille intime et collective.
(...) Mohamed était son seul fils. Il a disparu le 31 octobre 2023 à l’âge de 26 ans, sur un bateau parti depuis la Libye. "Je n’ai jamais connu un seul jour heureux, ou quoi que ce soit de bien, depuis", souffle Aeda. "Je prie pour lui tous les jours. C’était vraiment quelqu’un de bien, une belle personne, poli, avec de bonnes valeurs morales. Il était aimé par toutes les personnes qui l’ont croisé sur leur chemin."
"Un tel cadeau ne peut pas m’être repris" (...)
En Syrie, pendant la guerre, le jeune homme tentait de gagner sa vie comme barbier. Et puis son père est mort dans un accident de voiture, en 2019. Il subsiste de lui le dessin à la craie d’un rapace, perché sur sa branche, dans un coin de mur de la chambre de Mohamed. Subvenir aux besoins de la famille devenait de plus en plus compliqué. "Mohamed avait vu des cousins réussir à s’installer en Europe. Il espérait à son tour rejoindre notre sœur aînée, devenue psychologue en Écosse, à Glasgow. C’était aussi pour la soutenir car elle traversait alors une période compliquée avec son ex-mari", retrace Rana, l’une des sœurs de Mohamed. (...)
Une trentaine de personnes ont disparu sur le même bateau que Mohamed, assure Rana et d’autres familles que nous avons rencontrées. "Je suis consciente que l’on n’est pas les seules à traverser ce que l’on vit. Il y a beaucoup d’autres garçons, de gens bien, qui ont disparu aussi. C’est le destin. C’est ce que Dieu nous réservait. Peut-être est-ce une mise à l’épreuve. Nous sommes des gens pieux, nous devons garder la foi", répète Aeda. (...)
Deraa, l’épicentre de la lutte des familles
"Le jour où mon frère reviendra, j’irai en Grande-Bretagne", glisse Rana, la sœur de Mohamed, à l’avant d’une voiture qui file dans les rues de la ville de Deraa, au sud du pays. Le véhicule zigzague entre des dizaines de patrouilles armées de la sûreté générale et un parc d’attraction qui prend la poussière. Plus loin, des maisons à peine rebâties poussent dans un champ de ruines et de gravats. La trentenaire au sourire chaleureux, dont les yeux vert de gris se noient parfois d’émotion sans crier gare, souhaiterait rejoindre à Londres son fils adolescent, parti y vivre avec son père. "En plus, j’adore voyager. Mais pour le moment, la cause de mon frère est plus importante que tout". (...)
Deraa : c’est la ville d’où viennent la plupart des disparus du bateau du 31 octobre 2023 comme Mohamed. Après avoir retrouvé leurs familles, Rana a créé un groupe WhatsApp. Pour échanger sur les indices que chacune d’entre elles tente de récolter depuis. Petit à petit, le groupe s’est agrandi. Il réunit aujourd’hui 200 proches de disparus en Libye. Nombre de ces familles ont manifesté le 8 octobre à Deraa même. Ou encore le lundi 22 septembre devant le ministère des Affaires étrangères à Damas.
S’occuper des enfants du disparu "comme si c’était les miens"
En ce jour de fin septembre, Rana rejoint à Deraa pas moins de neuf familles de disparus réunies dans le salon de la famille Alkoov. La famille Alkoov a perdu deux jeunes hommes sur le même bateau que le frère de Rana. L’un, Mohammad Bahaa Marwan Alkoov, avait seulement 17 ans. Élève dans l’enseignement secondaire, il venait de faire un stage de coiffure à Damas. "La coiffure était devenue son hobby", raconte son épouse Elham, assise sur le canapé, entre plusieurs autres femmes, sœurs et mères de disparus. "Son départ a été une surprise", se souvient Nour, l’une des trois sœurs de Mohammad, présente également. "J’étais choquée, désorientée lorsque j’ai appris qu’il était parti. Il a voulu suivre des amis à lui. Nous n’aurions pas pu le stopper", s’attriste Elham. "Comme ses sœurs, j’espère qu’il reviendra vite". (...)
. "Nous avons perdu le contact avec mon neveu une heure avant son embarquement depuis les côtes libyennes, le 26 août 2024", confie ce cinquantenaire, Abd Elah Mohammad Albaradan. Son neveu, Rami Abdelkader, agriculteur, avait 29 ans. Sa disparition laisse derrière lui, à Deraa, sa femme et trois enfants. Alors cet oncle ingénieur agricole les a pris sous son aile. "C’est très douloureux pour les enfants qui l’aiment tellement. Leur père, très éduqué, très sociable, adorait les emmener en sorties, faire des pique-niques... Maintenant je m’occupe d’eux comme si c’étaient les miens". (...)
En même temps qu’il a ravagé le sud de Damas, d’où est originaire cette famille, le régime de Bachar al-Assad a réduit en cendres l’avenir de ces garçons. Hamza et Mohammad n’arrivaient plus à poursuivre leurs études en informatique à l’université de Damas. Décrits par leurs parents comme "très impliqués dans leurs études et très éduqués", les multiples checkpoints érigés sur le chemin de l’université, les contrôles interminables et la suspicion permanente ont découragé les deux jeunes hommes de rejoindre les bancs de l’université tous les matins. (...)
Ce 26 août 2024, alors qu’ils devaient embarquer sur un navire au départ des côtes de Tripoli, en Libye, les trois garçons écrivent à leurs parents : "On sort de l’hôtel, le passeur nous a dit de déconnecter nos téléphones". Ce sera leur dernier message. Le couple patiente quatre jours dans l’angoisse, puis le passeur les contacte. Il leur assure que leurs trois enfants ont été récupérés par un navire de sauvetage de l’ONG Emergency. Ils remuent ciel et terre pour trouver la moindre information.
Le couple arrive à contacter un homme, présent cette nuit là sur ce navire de sauvetage, qui leur raconte ne pas avoir vu les trois garçons. Finalement, le passeur change de version et leur affirme désormais que leurs enfants sont morts (...)
L’absence de preuve fait naître chez eux une dernière hypothèse : leurs enfants auraient été kidnappés par une milice et seraient retenus en prison.
"Les familles de disparus vivent comme des morts vivants" (...)