Contre un État qui ne résoudra jamais la crise climatique, et sa violence que la force ne saurait aujourd’hui renverser, que reste-il aux écologistes ? L’anarchisme, historique et présent, plein d’idées pour un autre futur.
Le mythe selon lequel l’État serait au service de l’intérêt général se craquelle de toutes parts. À force de voir l’État s’entêter à défendre des projets aussi désastreux économiquement et écologiquement que l’autoroute A69, à force de voir sa police déchaîner sa violence contre les opposants aux projets privés écocidaires de mégabassines, de plus en plus de militants écologistes se désillusionnent.
Aux citoyens qui apprennent brutalement à « faire le deuil de l’État », répond une série d’essais et d’ouvrages qui, ces derniers mois, ont contribué à dépoussiérer cette hypothèse : et s’il était possible de faire advenir une société de justice sociale et écologique sans passer par la conquête de l’État ? Et même contre lui ? (...)
Enterrer la social-démocratie
Au cœur de la pensée anarchiste depuis deux siècles, cette idée revient en force aujourd’hui, face à l’impasse manifeste des autres voies possibles. D’un côté, la voie réformiste, c’est-à-dire le projet social-démocrate d’aménager le capitalisme de l’intérieur pour le rendre socialement et écologiquement viable, est « doublement morte, doublement zombie », résume Alessandro Pignocchi dans ses passionnantes Perspectives terrestres (éditions du Seuil, 2025).
La crise écologique « balaie la croyance philanthropique au cœur du projet social-démocrate » d’une possible croissance économique infinie, écrit l’auteur, qui permettait la promesse de l’élévation de toutes les classes sociales au sein du régime capitaliste.
Et la prise de conscience que cette crise est précisément provoquée par les structures économiques qui assurent la domination de la classe dirigeante radicalise cette dernière. L’élite capitaliste serre la vis pour protéger son modèle qui tangue, rendant caduque toute perspective de compromis social-démocrate.
De l’autre côté, la perspective révolutionnaire ne se porte guère mieux. Les expériences passées ont révélé ses deux écueils symétriques : destituer la puissance dominante nécessite de bénéficier d’une puissance armée comparable qui, si elle n’est pas à la hauteur, risque d’être balayée aussi brutalement que l’a été la Commune de Paris en 1871.
Et lorsque celle-ci s’avère suffisante, elle menace d’entraîner un « phénomène de capture », c’est-à-dire que le nouveau pouvoir ne serve lui-même que ses intérêts particuliers, comme ce fut le cas en URSS, dans la Chine maoïste et après les Printemps arabes.
Un État ni réformable ni renversable (...)
Le constat de cette double impasse, d’un État ni réformable ni renversable, est partagé par le philosophe irlandais John Holloway, dont le dernier ouvrage vient d’être traduit en français : Penser l’espoir en des temps désespérés (éditions Libertalia, 2025). Il y ajoute cette analyse définitive : l’État est, par essence, au service du capitalisme, et tenter d’en faire un allié n’est qu’une pure perte de temps. (...)
En outre, les mécanismes de recrutement des élites étatiques créent une caste de privilégiés, et une convergence d’intérêts entre ces derniers et les élites capitalistes, au détriment de l’intérêt général.
C’est peu dire que les dynamiques politiques de ces dernières années ont donné du grain à moudre à ce type d’analyse. On observe une montée de « l’illibéralisme » en France et dans de nombreux autres États dits démocratiques, portée par la propagande médiatique de milliardaires d’extrême droite. Outre-Atlantique, les barons capitalistes de la tech étasunienne s’allient ouvertement au pouvoir proto-fasciste de Donald Trump.
Tout cela alimente la thèse d’une montée de l’autoritarisme des États capitalistes à mesure que la raréfaction des ressources naturelles et les crises provoquées par le changement climatique rendent la gouvernance des populations plus incertaines.
Revenir au local
Alors que faire ? Concurrencer l’État en partant de l’ancrage territorial et des luttes locales, répondent ces auteurs. D’un point de vue stratégique, c’est d’abord une quête d’autonomie : développer l’agriculture de subsistance localement et se réapproprier des savoirs-faire techniques pour moins dépendre de l’État est un préalable pour le combattre.
« L’autonomie matérielle et l’autonomie politique se renforcent l’une l’autre », résume Pignocchi. Pour lui, « libérer des territoires est donc la première des conditions » pour aller vers ce qu’il nomme les « perspectives terrestres ». À savoir, un projet politique fondé sur l’autonomie locale et le renouvellement des liens avec les vivants non humains. (...)
Un siècle d’expérimentations
Sur le terrain, cette stratégie fonctionne, et foisonne même de plus en plus. C’est ce que raconte la journaliste Juliette Duquesne dans sa très riche enquête, Autonomes et solidaires pour le vivant. S’organiser sans l’autorité de l’État (éditions Le Bord de l’eau, 2025).
Des zad françaises de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), des Lentillères (Dijon), de l’expérience au long cours de Longo Maï, des zapatistes du Chiapas mexicain et des Kurdes du Rojava, entre autres, elle a documenté et interrogé de nombreuses expériences de luttes. Sa démonstration : les conditions de la victoire sont complexes et toujours à réinventer, mais s’organiser sans l’État est possible (...)
Historiquement, l’anarchisme a même déjà prouvé sa viabilité organisationnelle à large échelle, souligne-t-elle, rappelant la trop méconnue expérimentation espagnole de 1936, « souvent oubliée dans les livres d’histoire car elle a été dénigrée par les capitalistes et les communistes ».
De juillet 1936 au printemps 1937, résume Juliette Duquesne, 3 millions de personnes, en Catalogne et en Aragon, ont réinventé la vie collective sans État : activités économiques collectivisées, systèmes d’éducation et de santé en autogestion, collectivités avec monnaies locales, d’autres abolissant carrément l’argent…
Un contexte culturel, social, anarchosyndicaliste et politique propre à l’Espagne de cette époque a permis cette profusion d’expérimentations, avant que la guerre civile puis le franquisme ne mettent un terme tragique à cette aventure.
Au rang des accomplissements méconnus, la Makhnovtchina, l’Ukraine anarchiste entre 1917 et 1921, mérite également d’être mentionnée. (...)
Le manque de moyens militaires et la répression soviétique achevèrent cette expérience libertaire et égalitaire à grande échelle. (...)
L’émancipation écologique et sociale peut fonctionner localement mais peut-on la généraliser ? « Imaginer stopper les ravages de l’accumulation en multipliant les zad n’est probablement pas beaucoup plus sérieux que de penser arrêter le réchauffement climatique en accumulant les petits gestes », constataient déjà les Soulèvements de la Terre dans leur ouvrage stratégique Premières secousses (éditions La Fabrique, 2024).
« À moins, peut-être », poursuivent-ils, « de relier les points ». C’est l’idée vers laquelle convergent tous les auteurs évoqués : les « territoires libérés » de l’État, même partiellement, s’ils se multiplient et se fédèrent, pourraient atteindre une masse critique suffisante pour concurrencer, ou du moins ébranler, l’autorité régalienne de l’État.
Kairos
Il s’agit, pour Alessandro Pignocchi, de « perforer » l’État de territoires autonomes, de « construire graduellement un à-côté du capitalisme », uni au sein d’un « internationalisme terrestre ». Il faut « que la contagion se fasse par capillarité », écrit Juliette Duquesne, pour « que l’État et le capitalisme se marginalisent de plus en plus » jusqu’à atteindre un « seuil » qui permette la bifurcation. Autrement dit : la sortie du capitalisme et l’entrée dans une vraie démocratie.
Évidemment, l’État ne se laissera pas attaquer sans réagir : la répression féroce de la zad de Notre-Dame-des-Landes en est l’illustration. Mais elle est, paradoxalement, aussi la preuve que la victoire est possible, si les activistes anarchistes savent saisir le kairos, c’est-à-dire profiter des conjonctures favorables.
C’est l’autre levier stratégique indispensable. Pignocchi, Duquesne, Wright rejoignent le constat que dressent aussi les Soulèvements de la Terre : la conquête d’une autonomie hors de l’État exige d’avoir des alliés dans l’État. Il faut hybrider ce dernier, s’appuyer sur les fonctionnaires ou élus sympathisants de la cause et profiter de victoires électorales des forces politiques les moins hostiles pour pousser l’avantage dans la conquête de territoires.
La tâche, toutefois, paraît titanesque. Elle peut laisser d’autant plus sceptique que le renversement éco-anarchiste et durable d’un État capitaliste n’a historiquement encore jamais eu lieu. Pour éviter l’écueil du découragement, John Holloway souligne que cet État capitaliste est un colosse aux pieds d’argile. (...)
ce besoin d’exploiter toujours plus les humains et la nature se confronte aujourd’hui à des limites physiques, comme en témoigne la crise écologique. (...)
Ces dernières décennies, le besoin d’accumulation permanent, vital pour que le système ne s’écroule pas, s’est en partie comblé sur du vent. À défaut de trouver suffisamment de « ressources » humaines et naturelles à exploiter, explique l’auteur, les élites ont accumulé du « capital fictif », par l’émission massive d’argent venant lui-même de la création de dettes.
Le capitalisme est aujourd’hui dans la situation du coyote du cartoon, qui a dépassé depuis longtemps le bord de la falaise, court au-dessus du vide et doit continuer de courir pour ne pas tomber.
Le démantèlement des conquêtes sociales, les violences policières, les conflits ouverts : tout est entrepris pour tenter désespérément de contraindre les travailleurs et d’augmenter les taux de profit. Mais notre espoir réside ici, écrit John Holloway : dans la prise de conscience que nous sommes, par nos refus de la marchandisation absolue, par nos désirs débordant de vitalité, ce qui enraye et effraie le capitalisme. La finance mondiale, soumise à des « crises cardiaques » de plus en plus intenses, à l’instar de la crise financière de 2008, pourrait bien succomber définitivement à la prochaine.
« Nous ne sommes pas les victimes de la crise mais ses protagonistes » (...)
À ceux qui ne voient dans ces projets qu’utopies irréalistes ou trop lointaines, ces auteurs anarchistes contemporains concèdent que le chemin qu’ils tracent est loin d’être balisé, et que leur horizon se dessine en marchant.
Mais leurs luttes, plaident-ils, ont l’avantage d’être très concrètes, puisqu’il s’agit pour chacun de commencer par agir sur son territoire, pour la défense de sa forêt, de sa dignité au travail ou de son eau potable, ici et maintenant.