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L’écrivaine Sofi Oksanen : “En Ukraine, les Russes commettent des viols génocidaires”
#Russie #femmes
Article mis en ligne le 7 décembre 2023
dernière modification le 5 décembre 2023

La Finlandaise Sofi Oksanen, autrice de “Purge”, signe “Deux Fois dans le même fleuve. La guerre de Poutine contre les femmes”, un essai sidérant sur le viol utilisé par les Russes comme arme de guerre. Et dont l’impact est transgénérationnel.

Entretien.

L‘autrice finlandaise de Purge, best-seller mondial et prix Femina étranger 2010, publie aujourd’hui l’essai Deux Fois dans le même fleuve. La guerre de Poutine contre les femmes (éd. Stock). Dans ce récit vibrant et largement documenté, Sofi Oksanen propose une analyse acérée de la guerre en Ukraine et montre à quel point misogynie et violences sexuelles sont des composantes historiques de la stratégie impérialiste russe.

Rencontre.

Vous commencez Deux Fois dans le même fleuve en évoquant le viol dont a été victime votre grand-tante il y a quatre-vingts ans. Quelle place cette histoire occupe-t-elle dans votre travail ? (...)

C’est une histoire d’occupation parmi d’autres. Ma famille estonienne n’était pas privilégiée : certains ont été déportés, et seuls quelques-uns sont parvenus à s’échapper – fuir est coûteux. Ils vivaient un quotidien marqué par la répression. (...)

Le juriste polonais Raphael Lemkin caractérise le génocide par l’intention évidente de détruire une nation ou un groupe. Dans ce modèle, le massacre d’une population est la dernière étape d’un processus qui débute par la restriction des conditions de vie. Le viol génocidaire est un viol, violence ou abus sexuel, commis dans ce but de destruction. C’est une méthode économique et très efficace : les structures familiales sont détruites et l’impact est transgénérationnel. En Ukraine, les preuves de l’intention génocidaire sont claires lorsque les auteurs de violence disent violer une femme jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus jamais avoir de relations sexuelles ou jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus avoir d’enfant. De même, des hommes ukrainiens sont explicitement castrés dans ce but. (...)

Les soldats russes parlent parfois de « viols guérisseurs ». Pourquoi ? (...)

L’idée est celle d’une thérapie de conversion : l’agression sexuelle doit, par exemple, vous « guérir » de votre lesbianisme. De même, l’invasion russe est motivée par l’idée que les Ukrainiens seraient des Russes « égarés », et dans ce cadre les viols permettraient de les « soigner », de les remettre sur « le droit chemin ».

Pourquoi les agressions sont-elles si souvent filmées ?
(...)
Il existe sans aucun doute, en Russie, des copies matérielles de ces enregistrements. Quel est exactement le but ? C’est difficile à dire. (...)

Aujourd’hui, nous faisons face à une situation inédite : nous n’avons jamais disposé d’autant de preuves de crimes sexuels, grâce aux Russes certes, mais aussi aux civils ukrainiens. Qu’allons-nous en faire ? Allons-nous nous emparer sérieusement du sujet des abus sexuels en zone de guerre ? Il s’agit d’un projet coûteux et fastidieux : allons-nous le financer ? Je n’ai pas la réponse, mais la question doit être posée. (...)

Vous expliquez que le « front domestique » russe, constitué des mères et des femmes de soldats, est pleinement au courant de ces crimes, voire les encourage. Comment est-ce possible ?

Le gouvernement russe paie très correctement les soldats et avantage leurs familles. Ces femmes se comportent comme ce qu’elles pensent être de bonnes patriotes. Elles sont d’ailleurs aussi impliquées dans la déportation d’enfants ukrainiens. (...)

Les féministes et les opposants à Poutine ont fui la Russie : seules les femmes bénéficiant du système sont restées, et leur soutien est récompensé.

Quelle place occupent les femmes dans la société russe ?

Les femmes sont nécessaires car elles soutiennent le système au quotidien. Mais elles n’ont aucun pouvoir économique, politique ou militaire. En Ukraine, au contraire, l’égalité de genre s’est considérablement améliorée depuis 2014 (...)

C’est l’une des raisons pour lesquelles les Russes humilient les Ukrainiennes : elles ne doivent pas servir d’exemples aux femmes russes. (...)

Vous comparez la situation en Ukraine à l’esclavage sexuel de femmes coréennes, philippines, taïwanaises et indonésiennes, mis en place par le Japon pendant la Seconde Guerre mondiale.

Le cas japonais des « femmes de réconfort » est très intéressant. Le traité nippo-coréen de 1965 constitue, à ma connaissance, une nouveauté : c’est la première fois que des indemnités sont versées aux descendants des victimes. Le tribunal reconnaît ainsi l’effet transgénérationnel des crimes sexuels. Cela pourrait constituer un précédent désincitatif pour les États ou les armées se livrant à genre de pratiques : (...)

Le cas japonais des « femmes de réconfort » est très intéressant. Le traité nippo-coréen de 1965 constitue, à ma connaissance, une nouveauté : c’est la première fois que des indemnités sont versées aux descendants des victimes. Le tribunal reconnaît ainsi l’effet transgénérationnel des crimes sexuels. Cela pourrait constituer un précédent désincitatif pour les États ou les armées se livrant à genre de pratiques : les conséquences d’une agression ne disparaissent pas à la mort de la victime. (...)

Le processus est toujours le même : après la « purge » des opposants, des colons sont implantés pour « russifier » la zone.

Pourquoi cette approche de la Russie par le colonialisme est-elle si méconnue en Occident ?
La première raison est historique. Les émigrés fuyant la Russie lors de la révolution d’Octobre ont été perçus positivement dans les pays européens, et non comme des représentants de la Russie impériale. La gauche occidentale a ensuite largement adhéré à la propagande de la « révolution socialiste ». (...)

Vous expliquez également que la Russie exporte son idéologie misogyne à l’international.

Depuis l’effondrement du communisme, la Russie a manqué d’une idéologie qui permettrait de créer des « communautés d’esprit » avec l’étranger. Les valeurs « traditionnelles » – misogynes, en réalité – fonctionnent comme des substituts. (...)

Les trolls russes, par exemple, mènent des campagnes de désinformation contre les femmes politiques et les militantes féministes. Le but est identique aux violences infligées aux Ukrainiennes : les humilier.

Quel est l’objectif à long terme du gouvernement russe ?

Vladimir Poutine, comme la plupart des personnages clés de la politique russe, a été formé au KGB, dont la stratégie consiste à trouver et tirer partie des fissures dans les pays ennemis. (...)

Je pense que la désinformation liée au genre est l’un des défis majeurs auxquels nous sommes et serons confrontés dans le futur. (...)

Deux Fois dans le même fleuve. La guerre de Poutine contre les femmes, de Sofi Oksanen, traduit du finnois par Sébastien Cagnoli, éd. Stock, 300 p., 21,90 €.