« L’IA générative fait gagner cinq heures par semaine aux knowledge workers ». Porté par plusieurs études, ce discours dominant s’est largement installé sur LinkedIn et ailleurs. Il propage l’idée qu’en automatisant les besognes répétitives, l’IA permet aux humains de se consacrer à des tâches « à haute valeur ajoutée »... Pourtant, je rencontre chaque semaine des personnes qui réalisent qu’elles sont plutôt en proie à un phénomène de plus en plus documenté par la recherche : la fatigue assistée par IA.
En 1930, l’économiste John Maynard Keynes publie sa célèbre prophétie : grâce à l’augmentation de la productivité technologique, ses arrières-petits-enfants n’auront pas besoin de fournir plus de quinze heures de travail par semaine en 2030.
L’ennui, c’est que 2030, on y est presque... Et que force est de constater qu’il s’est largement trompé ! Pas dans le calcul (en un siècle, la productivité a effectivement fait un bond spectaculaire), mais dans la conclusion. Car les différentes vagues d’automatisation des dernières décennies, de la robotisation à l’informatisation, n’ont pas réduit le temps de travail : elles l’ont intensifié.
De la même manière que les comptables du vingtième siècle n’ont pas « gagné » une seule minute en passant de la calculatrice au tableur et que les ouvriers d’usines automobiles n’ont pas vu non plus leurs horaires s’alléger à l’arrivée des robots, les personnes qui utilisent l’IA ne « gagnent » pas cinq heures par semaine. Leur temps est seulement réinvesti dans du « toujours plus ».
Le mythe du travail à plus haute valeur ajoutée (...)
La mort programmée du flow
En obligeant nos cerveaux à basculer en permanence d’une tâche à l’autre, on l’épuise considérablement. Cette volatilité cognitive permanente tue l’une de nos plus précieuses ressources : le flow, cet état de concentration profonde documenté par Mihály Csíkszentmihályi. L’IA nous force à osciller constamment entre, d’une part, l’hyper-vigilance requise pour la formulation des prompts et la vérification critique, et, d’autre part, l’hypo-vigilance, cet ennui intense induit par la lecture passive de la prose sans âme et sans intention générée par la machine.
Certes, le flow nous coûtait de l’énergie, mais il nous régénérait aussi, en affûtant nos compétences et en nous permettant de profiter d’une satisfaction profonde. Avec l’IA, le travail devient une succession de sprints ultra-courts où le cerveau s’épuise, perd la joie et dégrade ses propres ressentis. (...)
Les conséquences : dette cognitive et surcharge attentionnelle (...)
Des heures « gagnées », vraiment ?
« L’IA générative nous fait gagner cinq heures par semaine »… Cette formule révèle donc soit une manipulation délibérée, soit une dissonance cognitive massive. Le ou la travailleur·euse ne « gagne » pas cinq heures de temps libre. Au mieux, c’est l’organisation qui profite de cinq heures de productivité supplémentaire, soit environ 13% du temps de travail.
Mais ce calcul simpliste cache une réalité beaucoup moins tranchée. (...)
Reprendre le contrôle
Pour les organisations à qui je propose des formations IA spécialement conçues pour le secteur non marchand, l’enjeu est donc de ne pas tomber dans le piège de l’automatisation pour automatiser, mais de se poser les bonnes questions. Si l’on « gagne » réellement cinq heures, doit-on nécessairement les réinvestir dans plus de productivité ? Ou plutôt les mettre à profit pour restaurer ce qui faisait la qualité du travail : le temps de la réflexion, de l’analyse, de la construction d’expertise (la « charge pertinente ») et celui de la relation, de la créativité, de l’artisanat... sans IA (la « pratique délibérée ») ?
À moins qu’on ne fasse tout simplement le choix de la qualité de vie en réduisant le temps de travail et en réalisant enfin le vieux rêve de John Maynard Keynes. (...)