Lors d’une rencontre organisée par l’université d’Aix-Marseille, le PDG de CMA CGM, Rodolphe Saadé, s’est vu adresser des questions incisives par les étudiants. Dans les jours qui ont suivi, ils ont été rappelés à l’ordre par un courrier soulignant le rôle financier de ce mécène de l’université.
Rodolphe Saadé descend de sa voiture, salue le président d’Aix-Marseille Université (AMU), Éric Berton, avant d’être accompagné dans une salle du palais du Pharo. Grands sourires, poignées de main et conférence suivie de petits fours. Le 9 octobre, l’industriel est invité par l’université dans le cadre des Rencontres AMU. Décrites par l’université comme un moyen de « rassembler les forces vives du territoire » pour « éclairer les grands enjeux contemporains », elles ont, entre autres, vu se succéder Pierre Loaëc, chef de la représentation de la Commission européenne à Marseille, et Bernard Cazeneuve, ancien premier ministre.
L’invitation de Rodolphe Saadé, justifiée de la part de l’université par « son regard sur le rôle de Marseille dans la mondialisation », « les engagements sociétaux du groupe CMA CGM » ou encore « les transformations liées à la décarbonation », est tout sauf anodine. (...)
Proche d’Emmanuel Macron, industriel discret, il investit depuis des années dans AMU. Mais cette visite a surtout donné lieu à un courrier adressé aux étudiant·es, et signé par les codirectrices de la licence droit et science politique, qui les recadre sèchement. En cause ? Leurs questions sur ses activités industrielles et ses investissements dans différents médias.
Soirée élégante et questions dérangeantes (...)
Une première phase d’interview est menée par le journaliste d’Ici Provence Philippe Boccara, également responsable de la formation radio de l’EJCAM. Puis suit une série de questions-réponses avec les personnes présentes dans la salle.
Dans l’assemblée ce jour-là, Sarah*, en deuxième année de licence droit et science politique, se lève, micro en main, et s’adresse au dirigeant de CMA CGM, aussi propriétaire de La Provence, Corse-Matin, La Tribune et BFMTV : « Comment ne pas voir dans cette concentration médiatique, que vous-même qualifiiez tout à l’heure de “pas assez lucrative”, et dans cette proximité politique [avec Emmanuel Macron – ndlr] une forme contemporaine de propagande d’influence où le contrôle du récit public devient l’outil le plus subtil de la domination économique et symbolique ? » Les applaudissements retentissent. (...)
Réponse de Rodolphe Saadé : « À un moment donné, il y a ce que vous entendez et puis il y a ce que vous pensez vous-même. […] Si vous êtes influencée, elle est où, la ligne éditoriale ? Chez vous ou chez moi ? Qui c’est qui est influencé ? Vous ou moi ? À un moment donné, moi, ce que je vous demande en tant que jeunes, c’est : ayez le courage de vos opinions et ne vous faites pas manipuler par d’autres. »
Peu de temps après, c’est au tour de Louna*, également étudiante en deuxième année de licence droit et science politique, de questionner le chef d’entreprise : « Je reprendrai une expression qu’a utilisée Courrier international […], ne seriez-vous pas, monsieur Saadé, le contrepoids libéral et centriste à l’empire Bolloré ou, en d’autres termes, le Bolloré macroniste ? »
Après leurs interventions, les deux étudiantes racontent n’avoir pas eu de problème. (...)
Pourtant, dans les quelques jours qui suivent, Louna s’étonne du changement radical d’attitude de la codirectrice. Elle se rend à son bureau dans le cadre d’une procédure disciplinaire qui n’a rien à voir avec cet événement : « Elle m’a dit que le doyen de l’université lui avait envoyé un mail pour lui dire à quel point c’était inacceptable et que ça n’avait pas du tout plu à Éric Berton [le président d’Aix-Marseille Université – ndlr] non plus. »
Le 16 octobre, un communiqué est envoyé sur la plateforme de cours en ligne d’AMU, AMeTICE. Il est écrit et signé des deux codirectrices de la licence, Hélène Thomas et Carine David. Dans ce courrier, que Marsactu s’est procuré, il est reproché aux étudiant·es de première et de deuxième année la tournure qu’a prise l’échange. Il leur est rappelé que les débats d’idées doivent « se faire dans le respect de chacun », « sans prise à partie ni invective », en tenant compte « des formes de politesse requises dans l’espace public démocratique ». Si Sarah reconnaît que sa question était « piquante », elle ne pense pas qu’elle était « agressive ».
La forme est-elle vraiment ce qui a dérangé ? Un autre paragraphe de la lettre attire l’attention : « D’autant qu’en l’occurrence, outre la politesse due à un conférencier invité qui accepte de se prêter au jeu des questions-réponses avec des étudiants, il paraît peu judicieux de s’en prendre à une personnalité marseillaise éminente, qui apporte une aide importante aux étudiants précaires de l’université, notamment alimentaire, au travers de la fondation qu’il finance et en termes de financement de la construction et d’aménagement de logements universitaires. » (...)
Au moment de la publication de ce communiqué, l’un de ces deux dispositifs n’était pas encore inauguré, l’autre était seulement annoncé. Il s’agit pour le premier d’une épicerie sociale et solidaire construite à partir de quatre conteneurs maritimes mis à disposition par la Fondation CMA CGM pour une valeur de 250 000 euros. Elle a officiellement été lancée le 10 décembre.
Quant au projet de résidence universitaire étudiante, financé à hauteur de 7,5 millions d’euros par la CMA CGM, il a pour le moment été dévoilé dans les pages du journal La Provence, propriété de Saadé, dans un article rédigé par le directeur de la rédaction lui-même, Olivier Biscaye. Mais d’après la lettre d’orientation budgétaire de 2026 d’AMU, la convention de mécénat est un projet pour l’année à venir.
La Fondation CMA CGM finance également une chaire universitaire dédiée à la santé. Un mécénat à hauteur de 5 millions d’euros sur trois ans (...)
Nouvelles règles pour les conférences
Autre élément clé du courrier, les deux codirectrices indiquent qu’une « autre façon de faire » sera désormais mise en place pour les futures conférences proposées « par le président d’université ou le doyen » : « Nous procéderons dorénavant nous-mêmes à la sélection des étudiants qui seront invités aux différentes conférences. »
Cela s’accompagnera de « séances de préparation », ajoutent-elles, lors desquelles les étudiant·es devront réaliser « une fiche de synthèse sur l’organisation et les missions de l’institution des invités [sic] » et « faire un compte rendu écrit individuel ou collectif de la conférence ». De quoi inquiéter Younes Dufresne, porte-parole de l’Union étudiante, qui dénonce une forme de « censure ». « Ce sont des réponses extrêmement autoritaires de la part du monde universitaire », relève-t-il.
De son côté, le président d’AMU, Éric Berton, refuse d’endosser la responsabilité de ce communiqué, qui n’est « à aucun moment une intervention de la gouvernance ». Dans le courrier des deux codirectrices, il est pourtant clairement inscrit que le « président de l’université comme le doyen de la faculté de droit et de science politique se sont émus […] de la forme agressive qu’ont pu prendre certaines questions posées à l’intervenant ». Lui maintient n’en être pas à l’origine.
Quant au doyen de la faculté de droit et de science politique, Jean-Baptiste Perrier, il nie toute volonté de censure : « Les étudiants sont très libres de leurs propos. » Il raconte avoir croisé l’une des directrices de la formation le lendemain de la venue de Rodolphe Saadé et avoir simplement « discuté du fait que les questions étaient mal posées, trop longues, avec des citations », mais qu’il « n’y avait aucune demande » de sa part.
À propos de la sélection des étudiant·es à venir, il se défend de toute forme d’exclusion sur les prochaines conférences. (...)
Interrogé sur le ton ferme de la lettre, qui prend la forme d’une mise en garde et dans laquelle il est stipulé qu’il est « hors de question que de telles prises de parole aient à nouveau lieu », il renvoie la balle aux codirectrices de la licence, qui en sont les autrices. (...)
Dans le groupe de classe de la promotion, le communiqué est vécu comme « une punition collective » par certains. L’un des étudiants s’indigne : « Il fallait avertir qu’il ne fallait pas contrarier Saadé en amont. » Un autre s’interroge : « Quelle est la vraie raison à ce qu’on ne veuille pas que les étudiants posent des questions “sensibles” ? »
Il cite quelques lignes du courrier posté sur AMeTICE : « Il est […] hors de question que quelques individus ruinent le rayonnement d’une promotion, voire des promotions suivantes et entachent par leur comportement la réputation de la formation, de la faculté de droit et de science politique et de l’université Aix-Marseille. » Une adresse qui sonne comme un avertissement.