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Mediapart
La bataille contre les mafias se déploie dans les écoles
#Italie #mafias #ecoles
Article mis en ligne le 25 août 2025
dernière modification le 20 août 2025

L’Italie mise sur la sensibilisation des élèves pour lutter contre la criminalité organisée. Depuis l’extrême sud de la Calabre, une association culturelle a imaginé un programme qui a été étudié par plus de 200 000 lycéens en six ans et vient de s’exporter en Allemagne.

(...) C’est le volet culturel du projet « Libre de choisir » qui, dans les tribunaux pour enfants du sud du pays, permet aux mineur·es issu·es de familles appartenant à la criminalité organisée de faire l’expérience d’une vie alternative.
« On vit une réalité assez difficile, en particulier nous, Siciliens et Calabrais, remercie au micro Daniele, un lycéen de Messine. Ce projet contre l’omerta et la criminalité organisée, c’est très important pour nous. » La salle comble l’applaudit chaleureusement, près de mille personnes sont présentes ce matin-là.
La première rencontre de Bruna Siviglia avec les lycéen·nes a eu lieu quelques mois plus tôt, en visioconférence. Emmitouflée dans une doudoune noire, lunettes à l’épaisse monture, la présidente de l’association à l’origine du projet explique derrière son écran : « La justice ne peut pas être seulement répressive, il faut travailler en amont et faire comprendre que le crime organisé n’amène rien de bon, il faut secouer les consciences. » (...)
Le repenti Luigi Bonaventura leur raconte son passé d’« enfant soldat » au sein d’un clan de la ’Ndrangheta ; la fille d’une femme assassinée par la mafia calabraise témoigne de sa nouvelle vie dans le nord du pays ; des magistrat·es se confient sur leur travail en première ligne contre le crime organisé.
« On a enfin levé un tabou dans les écoles, se réjouit le juge Roberto Di Bella depuis son bureau de Catane, en Sicile, aux persiennes mi-closes, quelques jours après l’événement. Pendant des années, les enseignants n’ont pas parlé de mafia et de ’Ndrangheta pour ne pas heurter la susceptibilité des familles, aujourd’hui on parle d’histoires concrètes en citant les noms et les prénoms des mis en cause. »
L’éducation civique pour changer de récit
En Italie comme ailleurs, les mafias sont un fonds de commerce inépuisable pour des chansons, des clips musicaux, des films ou des séries. L’imaginaire collectif autour du crime organisé est souvent bien plus glamour que la réalité, très loin aussi du quotidien d’une vie dans l’ombre de Cosa Nostra ou de la Camorra.
Pour prendre le contre-pied de ce récit folklorisant, des centaines d’écoles ont intégré le volet culturel « Libre de choisir - Justice et humanité » à leurs cours d’éducation civique. Depuis 2023, la Calabre l’a même inscrit au programme obligatoire des lycées. (...)
« La ’Ndrangheta est très enracinée dans nos territoires et même les gens qui n’en font pas partie ont des comportements d’omerta, ils tournent la tête, font semblant de ne pas voir ce qui se passe : ce sont des comportements qui s’inscrivent dans un contexte mafieux », explique Maria Natalia Iiriti, la proviseure du groupe scolaire Pascoli-Alvaro de Siderno. Dans cette ville de 17 000 habitant·es de la côte ionienne, le conseil municipal a été dissous en 2018 pour infiltration mafieuse et les ramifications du clan local s’étendent jusqu’au Canada. (...)
Selon un rapport publié en 2023 par l’ONG Save the Children, au moins 100 000 enfants italiens vivent dans des communes dont les conseils municipaux ont été dissous pour infiltration mafieuse.
« Ce projet ne doit pas être une vitrine, mais l’occasion de comprendre ce qu’est vraiment la mafia et comment la combattre, souhaite la proviseure lors de l’une des rencontres organisées en ligne. On plante de petites graines de légalité chez nos jeunes, car on veut qu’ils soient libres de construire une société du changement, y compris dans nos territoires difficiles. » (...)
Toutes et tous les enseignants rencontrés le disent : ce projet aurait été difficilement concevable il y a dix ans. « Aujourd’hui, c’est possible car il y a une forte collaboration entre l’école et les institutions, donc les familles commencent à comprendre que l’État est un ami, qu’il peut faire beaucoup dans la formation des jeunes et qu’il n’est pas juste là pour demander des impôts ou donner des amendes », explique la référente en éducation civique calabraise.
« Leur montrer que l’État n’est pas un ennemi », c’est précisément ce qui avait convaincu Bruna Siviglia de pousser les portes des foyers et des prisons pour mineurs, en 2017, lorsque le projet n’en était qu’à ses balbutiements, pour leur faire lire le livre du juge Roberto Di Bella. La présidente de l’association se souvient d’un adolescent, rencontré en prison grâce au projet culturel. Au milieu du petit groupe formé ce jour-là pour discuter du livre et du film, il se lève, les larmes aux yeux, et demande à parler.
« En voyant le film, j’ai compris ce que j’avais fait, confesse-t-il. Mon père est en prison et j’ai essayé de tuer ma mère parce qu’elle voulait refaire sa vie avec un autre homme. » « Cet adolescent devait sauver l’honneur de sa famille, car selon la mentalité du père, ce que faisait son ancienne compagne était un déshonneur, raconte Bruna Siviglia. Tout le monde s’est mis à pleurer en entendant son histoire. » (...)
En six ans, près de 200 000 élèves ont participé au projet et, parmi eux, certains ont ensuite demandé de l’aide à la justice italienne. Cette année, le projet s’est exporté hors des frontières italiennes. Soixante-dix écoles allemandes de la région de Stuttgart, où la mafia calabraise a pris racine depuis des dizaines d’années, y participent désormais et ont inscrit le livre au programme du bac pour les cinq prochaines années.