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Mediapart
La guerre au front, la vie ailleurs : l’Ukraine tisse des points de suture entre deux réalités déchirées
#guerreenukraine
Article mis en ligne le 13 novembre 2023
dernière modification le 12 novembre 2023

(...) Yuri et Katerina n’ont aucun invité dans la salle des mariages à l’étage. « Mon frère fait la guerre dans le Donbass, il n’a pas pu venir », justifie la jeune femme. Sans lui, ils n’avaient pas le cœur à faire la fête. Ils iront juste au restaurant après l’échange d’alliances et la signature des documents officiels. Le mariage religieux attendra que « la guerre soit terminée et que [son] frère puisse venir ».

À quelques rues de là, sur l’esplanade de la grande roue, qui continue de tourner, des groupes de musique jouent les soirs de week-end, surtout quand l’été indien draine du monde dehors. Les badauds s’arrêtent pour écouter un, deux, trois morceaux, en mangeant une glace ou en buvant une bière achetée au litre dans un magasin à côté. Entre deux chants patriotiques plus ou moins revisités, les artistes de rue lancent des ventes aux enchères au profit de l’armée.

(...) Plus de six cents jours après le lancement de l’invasion, Kyiv se marie et joue de la musique dans la rue. Les restaurants sont pleins, les embouteillages gênent les automobilistes aux heures de pointe, les métros sont remplis de gens qui partent au travail ou en reviennent, selon l’heure. Un quotidien presque normal. Si bien que cet habitant s’est senti libre de poster une photo montrant des gens danser le tango sur les bords du Dnipro sous la « super lune » de fin septembre, avec ce commentaire : « La guerre est loin, très loin d’ici. »

Mal lui en a pris. Sa publication sur Facebook a provoqué un vif débat. Certains reprochaient aux danseurs et danseuses une insouciance flirtant avec l’indécence, quand d’autres les défendaient. « On ne sait pas combien de personnes ont des proches qui se battent, combien sont en permission du front… », suggère une commentatrice dont l’intervention est saluée par des likes.

À Kyiv, deux semaines sans sirènes

De fait, l’expérience de la guerre n’est pas uniformément partagée dans la population ukrainienne. (...)

Dans les villes du front, comme Kherson dans le Sud, Sloviansk et Kramatorsk dans le Donbass, ou dans les villes proches de la frontière, la guerre dicte le quotidien. L’école n’a pas repris en classe à Kharkiv, deuxième ville du pays, située à seulement 25 kilomètres du territoire de l’envahisseur. À l’inverse, les sirènes n’ont pas retenti à Kyiv entre le 2 et le 17 octobre, l’armée russe ayant choisi de frapper d’autres cibles, dans le sud et le centre du pays.

Cette différence entre les territoires ne se résorbera pas, et pourrait même croître à mesure que la guerre s’installe dans la durée, ce qui paraît inéluctable. La contre-offensive ukrainienne lancée en juin ne s’est pas traduite par des victoires militaires d’ampleur. La guerre sera longue, le pouvoir ukrainien le sait. La victoire n’interviendra pas « demain ni après-demain », a concédé en septembre dans The Economist Volodymyr Zelensky, tout en s’y disant prêt. (...)

Dans cette perspective inquiétante mais réaliste, une question taraude la société : son unité, qui a stupéfié le monde après le 24 février, tiendra-t-elle ? (...)

« Je voudrais qu’ils soient tous conscients de ce que la guerre nous coûte, mais s’enfermer dans le deuil ne sert à rien. On est sur le front pour la vie ici, on est là-bas pour que nos enfants puissent sourire ici, pour qu’ils aient une enfance. » (...)

« Quand on quitte le front, qu’on voit sur les réseaux sociaux les gens faire la fête ou profiter des vacances, on a tendance à être fâchés. Moi, il y a deux jours, j’ai vu un de mes camarades se faire couper en deux, glisse-t-il sans rage. Mais c’est important de pouvoir ressentir la félicité de l’arrière. Sans cette vie civile, ce serait encore plus difficile pour nous. » Il assure que la plupart de ses frères d’armes partagent ce sentiment équivoque.

L’institution militaire surveille de près cette possible fracture entre soldat·es et civils. (...)

« La guerre a érodé les différences régionales qui existaient. L’agression totale de la Russie a entraîné d’importants changements d’identité. » La nostalgie à l’égard de l’Union soviétique, par exemple, a largement diminué dans l’Est et le Sud, de même que l’opposition à l’adhésion à l’Otan. (...)

« La Russie veut que nous soyons divisés », met en garde le politiste Mykola Davidiuk, qui invite à se méfier des analyses à l’emporte-pièce qui feraient la propagande de Moscou. (...)

Plus qu’une fracture, la société est traversée par des déchirures, avec son lot de fils invisibles reliant le front et l’arrière. Dans les cimetières de tout le pays, les tombes pavoisées de bleu et jaune rappellent aux habitant·es le coût ultime de la guerre. La violence du conflit touche près de quatre habitant·es sur cinq (...)

Les réseaux sociaux constituent un autre de ces liens impalpables. À l’arrière, les civils découvrent en jetant un œil sur Facebook que tel camarade de classe ou tel voisin d’enfance est mort au front. Sur ce dernier, les soldats voient sur leurs smartphones les scènes de fête ou de détente, qui leur paraissent parfois déplacées.

Pour Tetyana Ogarkova, les civils doivent donc adopter « une éthique de la guerre » : « On n’interdit pas à ceux qui ne sont pas mobilisés d’aller dans un café ou en vacances à la mer, mais une forme d’autocensure doit vous obliger à ne pas vous en vanter sur un réseau social utilisé par des amis qui sont peut-être à Bakhmout et vivent une tout autre réalité. On doit comprendre la multitude d’expériences autour de nous dans une société en guerre, se comporter d’une manière digne, modeste, respectueuse. »

Ce « code de bonne conduite » ne peut venir que d’en bas, de la société, poursuit la chercheuse, sous peine de se révéler contreproductif. (...)

Les réseaux sociaux constituent un autre de ces liens impalpables. À l’arrière, les civils découvrent en jetant un œil sur Facebook que tel camarade de classe ou tel voisin d’enfance est mort au front. Sur ce dernier, les soldats voient sur leurs smartphones les scènes de fête ou de détente, qui leur paraissent parfois déplacées.

Pour Tetyana Ogarkova, les civils doivent donc adopter « une éthique de la guerre » : « On n’interdit pas à ceux qui ne sont pas mobilisés d’aller dans un café ou en vacances à la mer, mais une forme d’autocensure doit vous obliger à ne pas vous en vanter sur un réseau social utilisé par des amis qui sont peut-être à Bakhmout et vivent une tout autre réalité. On doit comprendre la multitude d’expériences autour de nous dans une société en guerre, se comporter d’une manière digne, modeste, respectueuse. »

Ce « code de bonne conduite » ne peut venir que d’en bas, de la société, poursuit la chercheuse, sous peine de se révéler contreproductif. (...)

Comme en miroir de la rancœur du front, un autre mal menace la société, cette fois-ci à l’arrière. « Le sentiment de honte chez ceux qui ne combattent pas est très courant, similaire à la culpabilité du survivant » (...)

La définition même de la participation et du partage du fardeau devient critique. (...)