
Retour sur la couverture médiatique des Jeux Olympiques de Paris 2024, avec une presse qui s’est enlisée jusqu’au bout dans la louange sans recul des forces de l’ordre. Enquête en 7 actes et analyse d’Au Poste sur ce relais complaisant de la communication ministérielle. Où il est question d’Hollywood, de danse avec les flics et d’effet Téflon.
Acte I : l’extase
Comment apprécier l’hyperprésence des forces de l’ordre durant les JO de Paris ? En feuilletant la presse. Alors s’ouvre un monde enchanté, d’une « attraction inattendue1 » des forces de l’ordre, gagnées par une « bonne humeur contagieuse2 ». Ainsi au Figaro on s’extasie sur les policiers américains, les « guest-stars3 » des rues de Paris. Au JT de 20h de TF1 4 on s’extasie également sur les 1.800 renforts étrangers, « cette présence rassure » et donne « un air d’Hollywood ». Sur Europe 1, d’une vidéo d’une femme dansant avec un policier sous l’Arc de Triomphe, on rédige que « contaminés par l’euphorie générale, ces Jeux sont une véritable parenthèse enchantée » pour les policiers et que « ces séquences sont la preuve de la bonne humeur que les forces de l’ordre retrouvent sur le terrain5 ». (...)
Notons d’emblée qu’aucunes autres sources ne sont citées que policières ou préfectorales. Alternent seulement les déclarations du ministre de l’Intérieur Darmanin, du préfet de Paris Nunez, du directeur de l’ordre public, du directeur territorial de la sécurité de proximité, une porte-parole de la Police Nationale, du secrétaire général du syndicat de police Unité, « un major », « une policière », « un cadre de la police », « un gardien de la paix », « un commissaire » ou des « professionnels de la sécurité ». Les seules exceptions à ces sources sont… des déclarations du Président de Paris 2024 Tony Estanguet ou des réactions de touristes sur les trottoirs, sacrée expertise.
Acte II : un plan com qui se déroule sans accroc
Du contenu journalistique d’autant plus qualifiable de journalisme de préfecture, autant sur le fond que dans sa profusion, tant il s’inscrit dans une opération globale de communication des FDO. Un certain type de journalisme défini par les journalistes d’Acrimed Pauline Perrenot et Frédéric Lemaire comme « un ensemble de réflexes et de pratiques médiatiques qui conduisent à relayer, sans aucun recul, le discours “officiel” (celui des autorités, de la police ou de la justice) à propos d’opérations de maintien de l’ordre9 ». (...)
Une communication associant les réussites sportives et les forces de l’ordre (...)
toute cette euphorie médiatique, en omettant le contexte d’ultrasécurisation, en facilite le développement (...)
en louant les FDO sans recul, c’est également une dangereuse et diffuse normalisation des dispositifs de sécurité qui se produit, et par là, un terreau meuble pour la légitimation d’un état sécuritaire permanent. D’autant plus que l’analyse des faits n’est pas simple.
Acte III : ce n’est pas si simple
Le sociologue et spécialiste des sciences de la police Sebastian Roché, bien connu d’Au Poste, évoque une « sacrée opération de communication » du Ministère de l’Intérieur. (...)
Pour le directeur de recherche au CNRS, le problème est d’abord « de confondre le fait de faire des vidéos sympathiques avec une transformation réelle des attitudes des Français [vis-à-vis de la police] ». (...)
Acte IV : accueillir l’ultra-sécurité
Pris aux Jeux pourtant, à la fin de la période des Jeux survient le questionnement tout légitime d’Europe 1 « JO Paris 2024, l’amélioration de la sécurité, constatée dans la capitale, pourrait-elle perdurer ? » ; l’extase du rédacteur en chef du JDD (ex-Valeurs Actuelles), Geoffroy Lejeune, sur CNews : « On est en train de vivre une parenthèse paradisiaque à Paris22 » ; la tribune de la syndicaliste Linda Kebbab dans le Figaro : « Le succès sécuritaire des Jeux olympiques ne doit pas rester une parenthèse23 » ; le constat de FranceInfo « Les forces de l’ordre se félicitent du bon déroulement de leurs missions pendant les JO de Paris 202424 » avec un raisonnement fécond « Les forces de l’ordre, ont rempli leurs missions puisqu’aucun incident majeur n’est à déplorer ». Vraiment ? (...)
D’une part, la formule « aucun incident majeur » (provenant des policiers mêmes) est questionnable sur le plan des actions menées par les FDO durant ces JO. De manière non-exhaustive, toute une autre réalité : interdiction totale de manifester, déplacement contraint de personnes sans-domicile-fixe et migrants, démantèlement de camps et mise à la rue d’exilé.e.s, nassage et mise en garde à vue injustifiée de journalistes25, mise d’amende pour port du drapeau palestinien ou la mise en garde à vue de femmes pour avoir soutenue une marathonienne voilée26. Entre autres.
D’autre part, remarquons que la formule est insidieuse, puisque parler « d’incident » comme critère d’évaluation évacue tout simplement la question de l’installation et la pérennisation de dispositifs ultra-sécuritaires, entre hyper-présence policière, fichage de masse et surveillance algorithmique.
Une présence massive de plus de 35.000 hommes et femmes déployés, environ 18.000 soldats, 20.000 personnels de sécurité et une ville barricadée par plus de quarante mille barrières. Une hyper-présence policière, qualifiée avec admiration par le Figaro d’une « véritable armada, aux dimensions d’une armée napoléonienne en campagne27 », qui se double d’une hyper-ostentation. (...)
Niveau fichage politique, les médias ont allègrement repris la déclaration d’Emmanuel Macron selon laquelle « près de 5.600 personnes potentiellement dangereuses » ont pu être écartées par les enquêtes du service national des enquêtes administratives de sécurité (SNEAS). Omettant le plus souvent de mentionner que ces enquêtes permettent une interconnexion massive de fichiers (ACCReD) qui donne accès aux antécédents judiciaires (même sans poursuites) mais également (entre autres) aux « opinions politiques, état de santé, activités sur les réseaux sociaux ou encore convictions religieuses…29 ». Un fichage de masse dont l’utilisation a, par exemple, permis d’écarter des professionnels (secouristes, régisseurs, opérateur de transport, etc.) et leur interdire de travailler30 durant les JO sur simple bases de lien avec des actions militantes. La Quadrature du Net a recensé ces témoignages dans un article détaillé31.
Enfin, et c’est sûrement le symbole de l’ultra-sécurisation de ces JO, le déploiement de la vidéosurveillance algorithmique (VSA) (...)
Un déploiement sans précédent donc, dont la non-médiatisation et la louange sans recul critique de la « réussite sécuritaire » globale ne peut qu’accompagner une pérennisation et normalisation de ces dispositifs.
Acte V : de l’exceptionnel à l’ordinaire
Dans un entretien avec Mediapart, le chercheur en science politique américain Jules Boykoff résume habilement la chose : « Je n’ai jamais assisté à des Jeux olympiques où l’on achetait de nouvelles caméras de surveillance et où à peine la compétition achevée, on les remettait dans leurs boîtes pour les renvoyer au fabricant34 ». Au-delà, il définit même « la militarisation de l’espace public au prétexte de la sécurité » comme l’un des piliers inhérents à chaque édition des JO. (...)
Pour le philosophe italien Giorgio Agamben, l’entrée dans l’ordinaire par l’exceptionnel devient le propre même du fonctionnement de nos états modernes : « L’état d’exception, que nous avons coutume d’envisager comme une mesure toute provisoire et extraordinaire, est en train de devenir sous nos yeux un paradigme normal de gouvernement35 ».
Et pour ces jeux, pas d’exception, d’où la justesse des termes de « laboratoire » ou d’ « expérimentation » pour évoquer le déploiement des dispositifs ultra-sécuritaires (...)
Acte VI : les médias et la normalisation de l’exceptionnel
Sous cet angle, le traitement (ou disons le non-traitement) médiatique dilettante des forces de l’ordre et du contexte ultra-sécuritaire durant ces jeux apparaît comme partie prenante de la normalisation de ces dispositifs. Tant en omettant la critique et la prise de recul, qu’en y associant les réussites. (...)
« la parole et le langage s’imprègnent d’éléments magiques, autoritaires, rituels38 » : attraction inattendue, bonne humeur contagieuse, guest-stars, air d’Hollywood, euphorie générale, parenthèse enchantée, magie des Jeux… Un langage « dont le propre est d’effacer la tension avec le réel et d’encourager au conformisme39 » Ce qui, par-là même, annihile la contradiction. (...)
Acte VII : clôture des jeux, faites vos jeux
L’on en vient, enfin, à la clôture de ces jeux médiatiques pour les FDO et, surprise « Il y aura un avant et un après » déclare le préfet Laurent Nunez au Parisien à propos de « l’héritage des Jeux en matière de sécurité ». Et le laïus reprend, sous la plume du journaliste du Parisien les JO sont un succès « sportif, festif et sécuritaire grâce à la présence quotidienne de 30.000 policiers et gendarmes placés sous sa seule autorité » – petite phrase qui, avec un peu de conscience, rafraîchit déjà l’arrière de la nuque. (...)
À la fin des JO, le préfet de police remercie dans une vidéo48 ses agents et les renforts : « La séquence est un succès à plusieurs titres grâce à vous toutes et tous ». Le terme est le bon : c’en était une séquence médiatique réussie. A quels titres, on s’inquiète. Grâce à qui, on a des éléments de réponse. (...)