
Des appels à bloquer le pays le 10 septembre ont émergé sur les réseaux sociaux mi-juillet, pour faire obstacle au budget Bayrou. Écrire la genèse de ce mouvement hétéroclite, c’est brosser le portrait impressionniste d’une France en colère. Voici ce que nous avons vu.
C’est l’histoire d’un mouvement que personne n’a vu venir mais sur lequel tout le monde spécule, un mot d’ordre lancé comme un cri du cœur dans la moiteur de l’été et qui s’est répandu en traînée de poudre sur les réseaux sociaux.
Le 10 septembre, c’est sûr, les citoyens en colère déferleront sur les Champs-Élysées pour prendre d’assaut les lieux de pouvoir. Ou alors le peuple tout entier se barricadera chez lui, en une sorte de journée morte. Ou alors… rien de tout cela ne se produira. « La vérité, c’est que personne ne peut dire à quoi ça ressemblera, souffle l’un des organisateurs du mouvement. Tu peux considérer que c’est l’une des faiblesses de notre entreprise. Je préfère me dire que c’est ça qui est excitant. » (...)
14 juillet : l’appel à l’« autoconfinement »
L’histoire retiendra peut-être que cet appel à paralyser le pays a été lancé sur une plateforme de partage de vidéos, où sont déversés manifestes politiques et images de chats rigolos. La « lettre ouverte au peuple de France » publiée ce 14 juillet sur TikTok appartient à la première catégorie. « Françaises, Français, nous avons tout essayé, démarre la voix off sur un ton solennel. Les marches, les pancartes, les pétitions (…) On nous a ignorés, méprisés, frappés. (…) Aujourd’hui, nous allons nous arrêter. Le 10 septembre, la France se confine, pas par peur d’un virus mais par volonté d’un peuple qui dit stop (…) à ce système qui broie les humains pour nourrir les profits. (…) Ce jour-là, nous ne sortirons pas. Pas de travail, pas d’école, pas d’achat. »
« Cette date du 10 septembre est venue un peu par hasard, nous confie Christelle, vendeuse, qui se présente comme l’autrice de la séquence. J’avais commencé la vidéo le 10 juillet et je voulais laisser deux mois aux gens pour qu’ils puissent s’organiser. Je n’avais même pas vu que c’était un mercredi ! » (...)
2 août : « Pour moi, c’est un mouvement ancré à gauche »
On ne fait pas la révolution sur son smartphone : les initiateurs du 10 savent la nécessité d’organiser des rencontres « physiques ». Une première réunion se tient discrètement dans la soirée du 28 juillet dans un parc parisien, à l’initiative d’un des groupes Telegram les plus fournis. (...)
Mélanie assure que le mouvement, naguère pollué par l’extrême droite, tend à se structurer sur des bases de gauche, même si « ça part un peu dans tous les sens » : « Le caractère non organisé du mouvement le rend plus perméable aux infiltrations, mais les personnes d’extrême droite ont rapidement été éjectées de nos boucles Telegram. Et aujourd’hui, pour moi, c’est clairement un mouvement ancré à gauche, dont les revendications dépassent la réponse à François Bayrou. On réclame plus de services publics, moins d’aides aux entreprises… »
11 août, Saint-Denis (93) : « Il faudra bien les affronter ! » (...)
« On ne va pas se mentir, je connais la moitié des têtes présentes, lance une oratrice. Beaucoup d’entre nous militent à Saint-Denis depuis des années. »
De fait, un certain entre-soi se dessine : ça cause « tractage » ou « affrontement avec la classe dirigeante » et plusieurs intervenants déroulent leur pedigree politique, à l’instar de Bastien2. « Je suis retraité, encarté à la CGT, au NPA et membre de Droit au logement (DAL), explique-t-il à la cantonade, avant d’ajouter : la seule question qui vaille, c’est comment s’organiser, en pratique, pour bloquer le pays. »
On phosphore, on tâtonne, on hésite (« Faut-il exclure l’extrême droite d’entrée de jeu ? » « Quels mots d’ordre pour massifier le mouvement ? »), mais ce qui saute aux yeux, c’est l’impérieux besoin d’agir. « Rien ne remplacera la grève générale pour bloquer le pays », prévient quelqu’un, tandis qu’un autre estime qu’on « ne peut pas se substituer aux centrales syndicales ». (...)
Ça chauffe sur Telegram. Dans une des boucles les plus actives, on discute stratégie. « Je pense qu’il est judicieux de bloquer dès le matin du 10 septembre les entrées des zones d’activité, des centrales logistiques, en organisant des barrages filtrants, propose quelqu’un. On bloque les véhicules professionnels, les camions, mais on laisse passer les individus qui vont craindre de perdre leur boulot. Et après, on se réunit pour préparer les jours à venir ! » (...)
« Assez d’accord, répond un autre. Manifester pour manifester, ça ne sert plus à rien. Il faut frapper vite, fort et là où ça fait mal. Les raffineurs à eux tout seuls ont fait suer l’État. Je ne m’embêterai même pas avec des parcours de manif, j’irai directement aux lieux à bloquer. »
Sur une autre boucle Telegram, des participants dressent des listes d’axes routiers stratégiques à bloquer le jour J, de même que des infrastructures numériques et des grosses entreprises à cibler.
20 août : « Je ne sens rien monter dans les boîtes » (...)
26 août : « On s’en fout de Bayrou, ce qui nous pose problème, c’est sa politique ! »
Raphaël, ancien gilet jaune basé dans le Sud, a suivi la conférence de presse de la veille, au cours de laquelle le premier ministre a annoncé son intention de se soumettre à un vote de confiance le 8 septembre – un quasi-suicide politique. Il gère les boucles Telegram d’un des groupes les plus actifs.
La possible chute de François Bayrou ne prive-t-elle pas le mouvement, si ce n’est de sa raison d’être, du moins de sa cible principale ? « On s’en fout de Bayrou, évacue-t-il. Ce qui nous pose problème, c’est sa politique ! Ce n’est pas Ambroise Croizat qui nous dirige, mais Emmanuel Macron : si Bayrou tombe, il le remplacera par un autre larron qui poursuivra la même politique accentuant les inégalités. » (...)
29 août, quelque part en Seine-et-Marne : « J’ai vu des litres de sang couler sur le pavé »
Yann, 45 ans, a vécu le mouvement des gilets jaunes dans sa chair. Littéralement. « Je me suis pris un tir de LBD dans le pied, sur les Champs Élysées, lors de l’acte 5 (le 15 décembre 2018), raconte-t-il sans fioritures. Mon pied a été cassé net. » De cette période à la fois exaltante et douloureuse qui l’a marqué à vie, il a gardé des souvenirs en pagaille et des amitiés indéfectibles. (...)
Aujourd’hui, Yann et Jonathan voient arriver le 10 septembre avec un mélange d’envie et de scepticisme. « La répression de 2018-2019 a laissé des traces, explique Yann. J’ai vu des litres de sang couler sur le pavé. Je sais qu’il y a certains d’entre nous qui ont pris tellement cher qu’ils ne ressortiront pas… »
Avant d’ajouter, malgré tout : « Je vais voir comment ça prend le 10. S’il y a des manifs, des préfectures bloquées, tout ça… J’irai prêter main-forte. Tu sais, les gens comme moi sont un peu en quête de revanche. On s’est mobilisé il y a sept ans, mais depuis, le système n’a pas changé. Les gens galèrent toujours autant. »