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Mediapart
« Le droit prévu pour contenir la surveillance d’État est totalement défaillant »
Article mis en ligne le 16 octobre 2024

Le sociologue et militant de La Quadrature du Net, Félix Tréguer, publie « Technopolice », un livre qui analyse les dispositifs de surveillance urbains actuels et les replace dans une histoire des technologies policières de rationalisation et de contrôle des villes et de leurs habitants.

Au fil de ses années de militantisme et de recherche, il a développé une approche critique des technologies numériques qu’il avait déjà exprimée dans son précédent ouvrage, L’Utopie déchue. Une contre-histoire d’Internet XVe-XXIe siècle (Fayard, septembre 2019, réédité en format poche en septembre 2023 chez Agone), passionnante histoire, au-delà du numérique, de l’espace médiatique et de la liberté d’expression. (...)

Dans son nouveau livre, Technopolice (éditions Divergences, 11 octobre 2024), Félix Tréguer reprend sa grille d’analyse techno-critique pour l’appliquer aux technologies de surveillance de l’espace urbain et, derrière, dresser une histoire de la rationalisation de la ville et du travail policier.

Son travail se nourrit notamment de son expérience militante. « Technopolice » est en effet également le nom d’un projet lancé en 2019 par La Quadrature du Net afin de recenser les multiples dispositifs de surveillance mis en place partout en France. (...)

À l’époque, tout cela se fait dans l’illégalité la plus totale. Il faut en effet attendre la loi « sécurité globale » en 2021 – plus exactement le décret d’application de la loi « sécurité globale » en 2023 – pour qu’il y ait un cadre juridique.

La vidéosurveillance algorithmique (VSA), elle, était annoncée en France dès 2011 par le Livre blanc sur la sécurité publique d’Alain Bauer et Michel Gaudin qui promouvait la surveillance biométrique et évoquait déjà des systèmes d’IA appliqués à la reconnaissance d’images.

Mais c’est à partir de 2019 que l’on a vu l’achat de licences auprès de prestataires, notamment de la part de polices municipales, et comme l’a révélé Disclose il y a un an, également de la police nationale pour employer ces technologies de vidéosurveillance algorithmique, là encore en dehors de tout cadre juridique. (...)

À l’origine de la création du projet Technopolice de La Quadrature du Net, il y a également la lutte contre la « safe city ». Que désigne ce terme ?

Ce sont des systèmes plus larges qui couplent, de manière plus ou moins ambitieuse, les technologies de surveillance que nous avons évoquées avec différents capteurs installés dans l’espace public urbain et avec d’autres types de données.

Le plus illustratif et le premier que nous avions documenté, dès le lancement du projet Technopolice, est le projet « Big Data de la tranquillité publique » lancé en 2017 par la mairie de Marseille avec la société Engie. Il se présentait comme un projet de police prédictive visant à anticiper des situations futures à partir de signaux faibles détectés au sein de données très différentes (...)

Nous considérons qu’il ne peut pas y avoir de vidéosurveillance algorithmique éthique ou encadrée tout d’abord par expérience – et cela fait une quinzaine d’années que La Quadrature travaille sur les enjeux liés à la surveillance d’État.

Lorsqu’on regarde l’histoire de l’informatisation, il y a une tendance constante : le droit, les types d’encadrements juridiques prévus pour contenir et maîtriser la surveillance d’État sont totalement défaillants.

Il est censé y avoir un contrôle de la Cnil [Commission nationale de l’informatique et des libertés – ndlr]. Mais, en pratique, ses pouvoirs sont trop faibles face au ministère de l’intérieur et elle est trop peu dotée en moyens. Cette faiblesse politique et en termes de ressources est en outre couplée à cette stratégie du pouvoir politique des « petits pas ».

Celle-ci consiste à légaliser un usage, tout d’abord, pour, par exemple, la lutte contre la pédopornographie, le terrorisme ou la criminalité la plus grave. Puis, on va l’élargir à plein d’autres types d’infractions. Et la population va s’accoutumer et accepter peu à peu cet approfondissement de la surveillance d’État.

Mais cette stratégie n’est pas la seule appliquée. Il y a aussi parfois une stratégie de disruption avec des effets de seuils qui sont franchis de manière très brutale, comme ce fut le cas avec la loi « renseignement » en 2015 qui a légalisé tout d’un coup beaucoup de pratiques de surveillance. (...)

Mais nous savons que les garde-fous ne tiendront pas dans le temps. Ces promesses technologiques sont fondamentalement incompatibles avec des formes de vie démocratique. Elles permettent à une société néolibérale profondément inégalitaire de tenir un peu plus longtemps à coups de surveillance et de contrôle social. (...)

Dans mes échanges, je suis saisi de voir les bricolages éthiques que montent certains pour tenter de résoudre tant bien que mal une dissonance cognitive née de leur participation à l’édification d’une société de surveillance. Il y a chez eux des inquiétudes, parfois exprimées avec candeur, et une tension entre une certaine lucidité et une forme de cécité collective. (...)

À plusieurs reprises, vous soulignez le caractère patriarcal, voire masculiniste, du milieu policier ou de celui des industriels de la surveillance. Est-ce pour vous quelque chose de signifiant ?

En effet, il y a une dimension patriarcale à ces milieux de la sécurité, où femmes et personnes racisées sont ultra-minoritaires. La technopolice, c’est le mode de gestion des dominants qui s’entêtent malgré leurs échecs. Elle découle directement de l’ordre patriarcal et ses dispositifs contribuent à le reproduire en faisant pulluler sa rationalité calculatoire, elle-même associée à une volonté de contrôle, de savoir-pouvoir sur les corps, de violence. (...)