
À l’heure où la frontière de l’automatisation s’étend jusqu’aux compétences émotionnelles, Allison Pugh met en lumière la capacité humaine à créer du lien. Irréductibles aux machines, ces connexions fondamentales apportent du sens aux professionnels et restent cruciales dans de nombreux secteurs.
Des applications sur nos téléphones remplaceront-elles bientôt médecins et professeurs ? Alors que ces derniers temps se sont multipliées les annonces sur l’Intelligence Artificielle et la manière dont ses développements sont supposés modifier radicalement certains métiers, Allison Pugh, professeure de sociologie à l’université Johns Hopkins, propose ici plutôt de mettre en évidence une dimension caractéristique du travail mené par les humains : ce qu’elle définit comme un « travail de connexion » (connective labor). Dans un ouvrage richement illustré d’exemples empiriques, clairement structuré autour de huit chapitres et très agréable à lire, elle donne à voir ce travail généralement invisible qui consiste à se connecter à son interlocuteur de manière à ce qu’il se sente « vu », compris, considéré – et à être considéré en retour. Cette idée d’une capacité proprement humaine à créer une forme de compréhension émotionnelle avec l’autre afin d’en tirer des bénéfices mutuels s’avère particulièrement cruciale dans certains secteurs comme la santé, l’éducation ou encore des métiers de services dont on suggère parfois qu’ils pourraient être en large part remplacés par des applications ou des formes d’IA. Pugh soutient au contraire qu’ils ne peuvent être pensés sans cette dimension de connexion à l’autre, qui ne peut être transférée à une machine.
L’ouvrage repose sur plusieurs années d’enquête, incluant notamment une centaine d’entretiens, principalement avec des thérapeutes, des médecins et des professeurs, ainsi qu’avec quelques-uns de leurs interlocuteurs, et avec ceux qui conçoivent les IA qu’ils peuvent être amenés à utiliser. (...)
Aller au-delà de l’approche utilitariste de la connexion entre humains
Pugh cherche d’abord à déterminer la nature et la valeur de ce travail de connexion, qui implique de reconnaître (witness) et de prendre soin (care) de l’autre, ce qu’elle qualifie de « poignée de main émotionnelle », à mi-chemin de la reconnaissance par le cercle familial et de la reconnaissance politique. Si la création de cette « intimité sociale » (social intimacy) est généralement considérée seulement dans un but utilitariste (par exemple, être apprécié de ses élèves pour qu’ils soient plus attentifs en cours), Pugh argumente qu’il ne s’agit pas simplement d’une forme « d’huile » qui permettrait à la machine sociale de mieux fonctionner. (...)
Le travail de connexion apporte ainsi à ceux qui le performent une forme de dignité, représente un but et permet une meilleure compréhension de soi et des autres. Il a donc une valeur en lui-même (faire que le médecin, l’infirmière ou le professeur apprécie son travail), et non simplement pour ce qu’il rend possible (soigner ou enseigner efficacement).
Les risques de l’extension de l’IA pour les relations entre individus
L’ouvrage questionne notamment ce que le développement des technologies numériques dans les professions étudiées fait à ce travail de connexion. Cette idée d’une extension de la « frontière de l’automatisation » permet d’aller au-delà des enjeux qui sont plus classiquement questionnés lorsque l’on s’intéresse à l’IA : biais algorithmiques, risques de surveillance ou encore destruction d’emplois (...)
Pour autant, comme elle le note, des IA socio-émotionnelles existent déjà (que l’on pense aux applications dédiées à l’amélioration de la santé mentale). Le risque lié à leur utilisation est alors celui de la dépersonnalisation, notamment pour les plus pauvres, qui seraient les premiers visés, alors même que les plus riches peuvent se permettre d’avoir recours à des professionnels en chair et en os. La question qui se pose alors est celle du but de l’IA : de quoi est-elle supposée délivrer les humains, et au profit de quelles activités ? (...)
Or, selon Pugh, le travail de connexion, ce « last human job » qui donne son titre à l’ouvrage, est fondamentalement artisanal et ne peut être remplacé par l’IA sans perte pour les individus qui en bénéficient. Elle s’appuie sur le fait qu’il repose sur des pratiques qui ne sont pas standardisables, et donc pas solubles dans la numérisation : le travail de connexion implique d’utiliser son corps (notamment pour faire passer des messages non-verbaux), de savoir détecter et analyser des émotions chez l’autre, de collaborer dans une dynamique de don et de contre-don, de faire preuve d’une certaine forme de spontanéité et enfin de gérer les éventuelles erreurs faites dans l’interaction (s’excuser pouvant même permettre de créer du lien). Et si des tensions sont inhérentes à un tel travail (par exemple entre expertise et prise en compte de l’interlocuteur), elles sont elles aussi du ressort du rapport humain.
Formes organisationnelles et travail de connexion à l’autre
Pour mieux rendre compte de ce travail de connexion, Pugh propose néanmoins de dépasser le niveau individuel et de s’intéresser à « l’architecture sociale » d’organisations comme l’hôpital ou l’école. (...)
Tenir compte de la valeur sociale du travail interindividuel de connexion
L’ouvrage s’achève sur un chapitre qui se veut plus optimiste, en proposant des exemples d’architecture sociale permettant de préserver un travail de connexion de qualité tout en mettant au second plan les exigences de rentabilité et de décompte, et ce sans pour autant reposer sur des professionnels transformés en héros sacrifiés. Pugh identifie trois piliers qui doivent permettre à une organisation la conservation de cette connexion profonde, indispensable pour faire société : le « design relationnel » au sein de l’organisation, et notamment l’existence de leaders, de mentors qui contribuent à construire une communauté de pratiques en matière de travail de connexion ; une « culture de connexion » commune à l’organisation ; une distribution des ressources qui permet d’avoir de l’espace, mais surtout du temps à consacrer au travail de connexion avec l’autre. Pugh insiste notamment sur les choix politiques qui peuvent s’opposer au développement de ces modèles organisationnels permettant une meilleure connexion entre individus (par exemple, le fait de consacrer d’importants budgets à des évolutions techniques qui sont finalement surtout utiles pour pallier le manque de travail de connexion).
Cet ouvrage dense, au croisement de la sociologie du travail, du numérique, des organisations et des émotions, propose ainsi des développements théoriques extrêmement stimulants quant à la nature du travail de connexion (...)
Il s’agit ici plutôt de dessiner des pistes à explorer pour poursuivre des réflexions proprement passionnantes, dont l’invitation à prendre du recul sur les discours présentant l’IA comme une solution nécessaire à des problèmes qui ne sont pourtant pas inéluctables, mais dus à des choix politiques et sociaux, résonne de façon particulièrement actuelle.
Allison Pugh, The Last Human Job. The Work of Connecting in a Disconnected World, Princeton, Princeton University Press, 2024, 365 p.