
D’abord cantonnée à la sphère professionnelle, la numérisation a fini par s’étendre à toutes les facettes de l’existence humaine, y compris les plus intimes. Un processus qui ouvre sans cesse de nouveaux marchés pour une poignée d’entreprises, tend à uniformiser nos comportements et à transformer l’être humain en support publicitaire, à l’image des influenceurs. Derrière l’illusion de gratuité et de liberté, le numérique exploite notre attention et nous transforme en simples produits sur un marché global, niant notre intériorité. C’est du moins ce que défend Baptiste Detombe, dans sa critique anticapitaliste du numérique L’homme démantelé. Comment le numérique consume nos existences. Extraits.
La marchandisation du monde tendait à arriver à bout de souffle. Les animaux étaient réduits au rang d’objets dans des élevages industrialisés, les poissons élevés en barrique avec le développement de la pisciculture, les journaux, eux, s’occupaient de faire de l’information une marchandise. L’économie mondiale, en cette fin de XXe siècle, nécessitait de nouvelles sources de profits et de rentabilité, et pour ce faire une seule solution : ouvrir de nouveaux marchés et générer des débouchés. Le numérique s’est fait poule aux œufs d’or et a ainsi délivré la croissance capitaliste d’une agonie certaine. Le désir a pu être sur-stimulé par le développement des réseaux sociaux puis de la publicité ciblée, le non-quantifiable a pu être mesuré (l’attractivité sociale, la beauté physique, le temps d’attention) afin d’être mieux commercialisé, l’homme ordinaire a pu se transformer en marchandise ambulante et devenir influenceur de son prochain. Le fétichisme de l’écran n’a plus qu’une seule finalité : transformer l’homme en produit standardisé et lui faire oublier sa propre aliénation.
La vérité sur notre génération, c’est que nous avons été les victimes d’une OPA. Autrement dit, le marché a vu dans nos cerveaux plastiques la possibilité d’engranger des profits encore jamais atteints. Une nouvelle ressource avait été découverte à l’insu du monde. Le problème, c’est qu’il n’est pas question d’exploiter un filon, un champ ou des bras, mais bien notre attention. Notre mémoire, notre imaginaire, notre temps, tout cela devenait la cible d’une nouvelle industrie : l’industrie numérique. (...)
La jeunesse ne le sait pas, mais elle est la principale victime du numérique. Si les géants d’internet se jettent sur elle, c’est parce qu’elle dispose de ce temps en abondance. N’étant pas enserrée dans les griffes du salariat, elle peut allègrement participer à la société de consommation en donnant son attention et ses données (...)
Aujourd’hui, l’esprit est encore en nous, mais il s’abstient de faire l’effort de tendre vers quoi que ce soit. Il butte sur la surface lisse de l’écran et n’a plus aucune rugosité sur laquelle s’accrocher et croître. L’attention ainsi ne nous appartient plus. Elle est vampirisée par l’industrie numérique. Nous la déléguons contre des sommes onéreuses, qui nous servent en réalité à financer notre consommation de contenu virtuel. (...)
Jusqu’à présent, l’homme avait résisté, malgré lui, à ce devenir de marchandise : il était difficile de quantifier son aura sociale, ses opinions politiques, sa capacité à générer de la sympathie et à influencer ses pairs. Il semble que désormais l’affaire appartienne au passé. La quantification de l’existence permise par le numérique est totale. Du nombre de pas effectué en une journée en passant par sa popularité, sans oublier sa beauté physique, aucun aspect de la vie humaine n’échappe au merveilleux devenir de marchandise objectivable ! Plus rien désormais ne peut arrêter le développement du marché, l’extension ad nauseam de ce qu’il englobe. Tout doit pouvoir générer du profit, offrir de nouvelles mannes financières. L’homme est alors un nouveau produit de consommation, et une batterie de nouveaux acteurs en témoignent : des coachs en développement personnel que nous avons vus venant faire grimper notre valeur sociale et marchande, en passant par les influenceurs qui orientent nos désirs de consommation. Pour devenir un produit d’appel attractif, pour gagner en cotation sur le marché de la désirabilité sociale, une seule solution : standardiser l’homme. (...)
Les réseaux sociaux sont bien de grands marchés. Des immenses marchés de sociabilité et de rayonnement social. Ils sont parfaitement décloisonnés et mettent ainsi fin aux limitations géographiques. Chaque individu est accessible sur l’ensemble des plateformes, ce qui lui confère une visibilité pouvant être exponentielle. Cette absence de limites, c’est la porte ouverte à des individus au « pouvoir de marché » considérable, dont l’influence est peu commensurable. Les valeurs de référence elles aussi sont uniformisées : le nombre d’abonnés ou d’amis sont des indicateurs fiables de notre valorisation sur ce nouveau marché social. Il appartient alors à chacun de savoir se démarquer sans trop dépasser les frontières de l’acceptable. Certains ainsi constatent leur succès, d’autres, face à cette transparence du marché numérique, ont le privilège de constater leur solitude, leur faible valeur aux yeux de leurs pairs. (...)
Les derniers versants de l’homme encore protégés de la marchandisation du monde tombent. La donnée produite lors de nos déplacements géolocalisés, nos préférences affichés sur les réseaux par un like posé afin d’orienter le ciblage publicitaire, notre temps d’attention monnayé, la sexualité encore plus largement soumise au marché… L’industrie du numérique a eu cette malice que de rendre possible des extensions pharamineuses des profits tout en laissant l’impression au consommateur moyen que ses actions étaient gratuites, sans incidences. Nous vivons dans une naïveté confondante qui nous laisse croire que le virtuel est la liberté et la gratuité, alors qu’il est le temple transformé en marché. (...)
Il se pourrait pourtant bien que cette même civilisation occidentale ait préparé sa propre perte. Autrement dit, l’Occident a rendu possible le sabotage de son idéal. Nous portions en germe la fin d’un humanisme qui avait pourtant été moteur pendant des siècles. Comment en sommes-nous arrivés là ? D’abord en consacrant la suprématie de l’intérêt particulier et de la propriété privée. Ces institutions libérales, essentielles à toute économie de marché, ont formé un environnement protecteur et souple pour le développement de la technique. Les brevets pour protéger les inventions ont fait florès, l’idée que l’enrichissement était une vertu s’est épanouie. La primeur de la liberté individuelle a inhibé l’intervention de l’État. L’innovation a ainsi pu germer, l’idée d’autonomie humaine a pu s’épanouir. Nous n’avions pas anticipé que de cette technique rendue profitable par le marché ferait flancher les fondements de la civilisation occidentale. Nous n’avions pas vu que le numérique serait instrumentalisé par des multinationales pour leurs profits, contre notre idéal. L’humanisme s’en trouve ébranlé, abîmé. Nous avions alors oublié que l’exigence de l’homme n’était envisageable que dans un contexte favorable, dans lequel l’individu n’était pas aliéné à un smartphone décidant de sa propre vie.
L’exigence humaniste de l’Occident et la valeur donnée à l’individu ont malheureusement lié les mains de sociétés entières face à l’industrie numérique. (...)
C’est ainsi que l’Occident tout entier s’est livré aux appétits financiers, a délaissé ses ouailles pour servir une liberté qui détruisait toutes les autres. Heureuses ces firmes qui monopolisent les plus grands experts pour détruire la cognition de générations entières ! Pourquoi leur en vouloir ? Elles ne font que se saisir de notre candeur et de notre naïveté. Nous les laissons ainsi ravager notre liberté, notre singularité, notre pensée et notre terreau culturel… afin de rester conforme à ce qui fait le suc de notre culture : la liberté.
Le rapport gouvernemental d’avril 2024 intitulé « Enfants et écrans, à la recherche du temps perdu », incarne ce paradoxe ancré dans notre culture. (...)
Il associe alors toute contrainte législative à un retour au totalitarisme en assimilant les restrictions collectives à la mise en place de « policiers devant chaque maison ». Manque de courage politique, perte d’ambition de l’action publique, tout cela est certainement vrai. Mais nous avons surtout une foi aveugle dans la liberté laissée à chacun de régir sa vie. Foi qui serait envisageable si tout notre environnement n’était pas fait pour nous faire sombrer dans l’addiction facile et destructrice. Il revient alors aux « parents » de « se saisir de ces recommandations ». La liberté prime, le marché gagne, les générations, elles, y passent. (...)
Quel terrible paradoxe finalement que celui de ces nations victimes de leurs propres enfants. Nous choyons la liberté et ne voyons pas grandir en son sein une industrie numérique qui nous promet l’asservissement. Nous avions érigé le marché en outil de puissance et d’expansion, mais refusons de le contrôler maintenant qu’il a pris son indépendance, s’est émancipé. Nous nous trouvons alors face à un géant, le numérique allié au marché, qui n’a plus de limites et peut – sans autre aval que sa propre volonté – envahir l’imaginaire et la psyché de populations entières. L’industrie numérique gagne la bataille en se servant des armes de l’Occident. Notre naïveté nous a coûté et continuera d’être l’objet d’une dette dont les générations futures auront à s’acquitter. Peut-être aurions-nous dû, pour protéger l’homme, arrêter le marché. Non pas le supprimer, mais lui imposer un périmètre, des limites. Lui annoncer qu’il peut s’étendre dans la mesure où il ne menace pas des équilibres civilisationnel et anthropologique. Le renoncement aux contraintes collectives semble être aujourd’hui le cheval de Troie par lequel toute une civilisation se trouve prise en otage. Triste tragédie que celle de l’érection de l’homme dans toute sa noblesse dont on refuse le droit d’exister. (...)
L’urgence n’est autre que de dompter le numérique, de faire de l’État le « maître et possesseur » du monde virtuel. Son expansion ne doit plus revenir aux lois du marché mais bien aux décisions des peuples. L’objectif est simple : repolitiser le numérique. Il faut admettre qu’il n’est pas une donnée technique qui nous dépasse. Nous n’avons pas nécessairement à nous soumettre à sa course. Il nous revient désormais de lui donner son rythme. La technique crée un monde sans limite, il revient au pouvoir démocratique de la redéfinir. Son invasion des moindres interstices encore épargnés de nos vies doit cesser. Et le plus ironique dans tout cela, c’est que nous n’aurons pas d’autres choix que de dire « stop » au numérique.