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club de Médiapart/Géographies en mouvement
Le numérique, outil de destruction de l’enseignement public ?
Article mis en ligne le 20 novembre 2023

C’est un petit accroc dans la bien huilée démocratie helvétique. Au printemps dernier, le Conseil communal (assemblée consultative) de Lausanne découvrait qu’en matière de numérisation des écoles, la commune devait se plier aux décisions prises à l’échelle cantonale. Il faudra donc, pour près de onze millions de francs et malgré quelques (timides) oppositions, équiper les écoles de la ville en tableaux interactifs. (...)

Les mesures austéritaires taillent continument dans la santé et l’éducation, mais l’argent coule à flots pour financer des installations numériques en tout genre de l’école maternelle à l’université : équipement des élèves en tablettes, informatisation des fronts de classe, dématérialisation des supports de cours, achat de licences pour des applications censées révolutionner l’enseignement… la liste évolue au rythme de l’inventivité des entreprises du secteur. (...)

La religion de l’innovation

Les enquêtes documentant les dégâts du numérique sur la qualité de l’enseignement ne manquent pourtant pas. (...)

L’expérience des MOOC, ces cours en ligne censés démocratiser l’accès à toute sorte de savoirs, l’avait déjà montré. Passé l’enthousiasme – et les juteux profits – des débuts, il a bien fallu se rendre à l’évidence : avec des taux d’abandon stratosphériques, les MOOC ont tout au plus profité à quelques personnes déjà diplômées du supérieur. Plus largement, le psychiatre allemand Manfred Spitzer, avec d’autres, a dressé la liste des conséquences néfastes des écrans en contexte scolaire, en particulier sur les apprentissages fondamentaux comme la lecture et l’écriture. Au point que la Suède, pionnière en la matière, semble sur le point de faire machine arrière.

Comment expliquer le consensus accompagnant la numérisation à marche forcée de l’enseignement ? Il y a, évidemment, une idéologie du « progrès » technologique bien ancrée dans les sociétés occidentales, posant l’évolution technique comme une nécessité, une norme dont la critique est inconcevable (...)

Le business de l’éducation

Comme derrière toute idéologie, pas besoin de chercher loin pour déceler les profits matériels et symboliques que les principaux intéressés retirent de cette fuite en avant. Dans le cas français, on doit à Christophe Cailleaux une belle description des ramifications de la « EdTech ». Celle-ci réunit les GAFAM et une myriade de start-up en tout genre, avec le soutien d’associations d’intérêt et de fonds d’investissement. (...)

Les autorités publiques ne sont pas en reste : du ministère de l’éducation au moindre collège, mis en concurrence avec ses pairs dans la course aux financements, les initiatives visant à relever le défi de la numérisation du monde assurent, par une heureuse coïncidence, « un transfert massif de fonds publics vers le privé[2] ».

Convaincre le plus possible de responsables politiques et d’établissements scolaires de la nécessité d’innover sans cesse est donc avant tout le meilleur moyen de stimuler l’essor d’un marché de l’éducation pesant des milliards. (...)

À l’arrivée, entre le renouvellement régulier du parc informatique, celui des licences – pas question d’utiliser des logiciels libres – ou encore les coûts liés au stockage ou à la sécurité des données, on atteint des budgets millionnaires à l’échelle des établissements.

Le tableau ne serait pas complet sans évoquer les « experts » écumant les plateaux de télévision entre deux rapports ministériels. (...)

Des armées de médecins et de chimistes ont mêlé leur légitimité scientifique et leur mauvaise foi pour assurer l’opinion publique de l’innocuité des émanations chimiques en provenance des usines, allant jusqu’à louer leurs bienfaits pour le système respiratoire. Aujourd’hui, neurologues, pédagogues et « chercheurs indépendants » en tout genre se bousculent pour lancer des anathèmes contre les « technophobes » et autres « luddites », en prenant soin d’ignorer leurs arguments.

Détruire l’éducation (publique) (...)

En réalité, la numérisation de l’enseignement permet l’escamotage d’enjeux cruciaux : inégalités scolaires, locaux délabrés, manque de personnel enseignant mais aussi administratif et technique… Discuter sans fin des méthodes d’enseignement et d’outils censément révolutionnaires permet aussi de mettre sous le tapis la question des objectifs pédagogiques : qu’apprend-on à l’école, et pourquoi ? Au lieu d’une éducation à l’esprit critique, la numérisation participe à transformer l’enseignement en une entreprise standardisée d’adaptation des élèves-clients aux évolutions du marché du travail et, plus largement, au règne de la raison marchande. (...)

Elle avance main dans la main avec les discours de promotion des « pédagogies alternatives », soigneusement vidées de leurs principes émancipateurs d’origine et désormais destinées à servir de « produit d’appel pour une nouvelle offre d’enseignement privé », comme le résume Laurence De Cock. (...)