L’IA redéfinit les contours du travail, en radicalisant encore la parcellisation des tâches. Mais elle n’est pas une fatalité, qu’il faudrait accepter sans aucune critique. Il faut au contraire en appeler à des formes, renouvelées, de résistance.
Depuis quelques années, le sociologue du travail Juan Sebastián Carbonell construit une réflexion originale sur les transformations technologiques du travail et les débats qu’elles suscitent. Auteur en 2018 d’une thèse en sociologie des relations professionnelles sur les accords de compétitivité dans l’industrie automobile française, il s’intéresse à l’origine aux effets sur les conditions de travail des nouveaux accords collectifs (dits « de compétitivité ») qui ont suivi la crise économique de 2008 [1], à partir d’une enquête de terrain auprès des ouvriers de l’usine PSA de Mulhouse.
Dans la continuité de cette enquête classique de sociologie du travail, et à propos d’une branche d’activité qui n’a cessé d’être scrutée depuis 80 ans, l’auteur construit depuis une réflexion originale sur le travail, ses transformations technologiques, et les discours qui accompagnent sa supposée crise incessante, depuis qu’une série de prophètes et de futurologues comme Jérémy Rifkin ont commencé à annoncer sa « fin » dans les années 1990 !
Engluée dans le mirage de la « société de la connaissance » et de l’explosion informatique, la fin du XXe siècle était traversée de débats et d’annonces tonitruantes sur la fin supposée du travail, et l’appel à sa réduction et son partage. Face à ces promesses relancées par l’essor en cours de l’IA, l’auteur appelle à la résistance, et à se défaire des mythologies technologiques, en cessant d’y voir un processus inéluctable pour en faire un sujet de débat politique. (...)
Dans la continuité de plusieurs enquêtes de sociologie du travail, l’auteur s’attache aujourd’hui à montrer combien le numérique puis l’IA, loin de faire disparaître les travailleurs, tendent plutôt à redéfinir leur activité et leurs tâches en multipliant les formes de prolétarisation. (...)
Comme le rappelle en effet l’auteur : « Le fonctionnement de l’IA générative, comme celui des autres IA, dépend très fortement du travail humain » (p. 111) à commencer par celui des artistes, des écrivains, des journalistes et des scientifiques dont les œuvres, même protégées par des droits d’auteurs, sont captées par les acteurs du secteur pour développer leur modèle. (...)
l’IA aboutit moins à supprimer des emplois qu’à déqualifier et précariser le travail en transformant une activité créative en tâche de plus en plus pénible, consistant par exemple à corriger après coup les erreurs et approximations de la machine. Pour les journalistes ou les traducteurs, l’IA favorise ainsi « une perte de contrôle du geste créatif » (p. 124), en prétendant faciliter les tâches et les rendre plus productives, elle ne cesse de les dégrader en transformant le travailleur en simple vérificateur. Dans la lignée de la sociologie critique, Carbonell qualifie ce processus de « dépossession machinique ». Il conteste la promesse selon laquelle la machine doit alléger les tâches du travailleur, ou le libérer des besognes monotones ou peu intéressantes. L’IA, comme les autres processus automatiques avant elle, conduit plutôt à transformer les travailleurs en « appendices » de la machine. (...)
L’appel au luddisme
Passant d’une approche principalement sociologique des situations de travail contemporaines à une réflexion inscrite dans la longue durée, l’auteur conclut son essai par un appel à la résistance et à l’organisation collective. Il invite à réouvrir la possibilité d’une reprise de contrôle démocratique sur la production, sur l’organisation du travail et sur l’innovation. Sa conclusion a pour titre : « Pour le renouveau luddite », du nom de ces ouvriers briseurs de machines qui s’insurgèrent il y a plus de deux siècles au début de l’ère industrielle. Le terme luddisme, devenu progressivement une désignation insultante, synonyme de refus et de peur de la technologie, voire du progrès en général, ne cesse de ressurgir depuis 40 ans à la faveur des controverses sociotechniques. Le terme fait l’objet de multiples instrumentalisations, comme spectre et repoussoir pour les promoteurs des « révolutions technologiques » ou, à l’inverse, comme modèle à imiter. (...)
Mais comment organiser la résistance à ces trajectoires présentées comme inéluctables ? Diverses initiatives se développent déjà en ce sens : ainsi des associations en appellent à la désescalade numérique et au refus de l’IA en vue des prochaines élections municipales. Aux Pays-Bas, un collectif d’universitaires publie une lettre ouverte appelant à « mettre fin à l’adoption aveugle des technologies d’IA dans le milieu académique ». Il est dommage que l’auteur n’ait pas enquêté plus précisément sur les résistances en cours dans les mondes du travail, dans le quotidien des bureaux, des usines et des écoles, au sein des syndicats, ni exploré plus précisément le monde des prophètes de l’IA qui cherchent à l’installer dans les organisations. L’enquête continue et doit se poursuivre plus que jamais.