
Après la parution du livre de Michel Morange sur Pasteur, on pouvait s’écrier : « Enfin le vrai Pasteur ? » Pourtant, celui de Jean-Luc Chappey porte un regard neuf sur un sujet dont on pouvait penser que tout avait été dit. Si Michel Morange avait eu l’immense mérite d’une vision globale des recherches scientifiques de Pasteur, Jean-Luc Chappey, lui, s’est inquiété de l’avis de tous les membres de sa génération : il a passé en revue tout ce qui s’est dit et écrit à propos des vaccins, entre les années 1880 et 1895. Et ô surprise ! En dépouillant une presse en plein essor, il découvre que, si certains ont suivi et même adulé Pasteur en son temps, d’autres l’ont vilipendé dans des termes d’une violence inouïe, des milieux académiques aux milieux populaires.
(...) La décennie des années 1880 voit les Français se passionner pour des expériences spectaculaires qui font la une des journaux, et qui portent justement sur les nouveaux vaccins. Vaccins vétérinaires d’abord : le vaccin contre le charbon est testé en 1881 sur des troupeaux de vaches et de moutons, à la ferme de Pouilly-le-Fort en Beauce, à grand renfort de publicité. Vaccins humains ensuite : en 1885, le petit Alsacien Joseph Meister, mordu par un chien enragé, monte à Paris, où il reçoit, sous l’œil de Pasteur (qui n’est pas médecin) une quinzaine d’injections d’un produit nouveau sorti tout droit de son laboratoire. (...)
c’est le caractère obligatoire du vaccin qui a mis le feu aux poudres tout au long du xixe siècle. L’obligation faite par l’État, imposant l’injection d’un produit animal ou même humain (dans le cas du transfert de la vaccine de bras à bras), empiétait sur le droit des pères de famille de veiller sur les leurs et sur le droit de l’individu à disposer de son corps. C’est l’obligation qui a provoqué les violentes manifestations de Leicester en Angleterre en 1885, et de Rio de Janeiro au Brésil en 1903. La majorité des médecins était pourtant plutôt favorable au principe de la vaccination et renvoyait volontiers les accidents à des malfaçons des fabricants de vaccin.
Chappey fait découvrir une association antivaccin du temps de Pasteur, la « Ligue universelle des antivaccinateurs ». Cette ligue a été créée en Belgique en 1880 (...)
Mais la presse souligne désormais, à propos des vaccins, un autre aspect, jusque-là négligé de la recherche scientifique : les enjeux d’argent sous-jacents. Certes la science a toujours eu besoin de mécènes. Mais dans les années 1880, avec notamment le développement de la médecine expérimentale, on passe à une échelle supérieure. Pasteur déplore inlassablement la grande misère des laboratoires et dépose des projets auprès de diverses instances de l’État et des membres des deux académies auxquelles il appartient.
Ce n’est donc pas un hasard si, en 2024, Jean-Luc Chappey a choisi de parler de Pasteur et de ses « antivax », avec un ironique anachronisme : le raccourci d’antivax est en effet une création récente. (...)
lorsque le vaccin tant attendu contre le Covid-19 est apparu sur le marché en décembre 2020, la quasi-obligation du « pass vaccinal » a réveillé l’allergie à la contrainte, notamment dans le personnel de santé. Celui-ci s’était vu encensé sur les balcons au début de l’épidémie pour son dévouement sans limites. Tout d’un coup on oubliait son apostolat et les difficultés du système hospitalier. Les soignants étaient sommés de se faire vacciner, sans envisager des moyens de protection alternatifs comme le masque, par exemple.
La part croissante de l’expérimentation humaine en biomédecine a aussi inquiété. À côté des « volontaires » qui ont pu être recrutés, par exemple pour l’expérimentation vaccinale, s’est développée, en particulier aux États-Unis, une catégorie de professionnels des essais qui suscite des interrogations sur leur exploitation et sur la validité des résultats obtenus avec des sujets hors normes. (...)
À la lecture de Jean-Luc Chappey, il est clair que l’engagement vaccinal n’est pas seulement affaire de science, il n’est pas question seulement de la mécanique du corps humain mais de la vie de l’homme en société, de ses rapports avec ses congénères et le milieu environnant. La méfiance populaire à l’égard des « molécules », par opposition à la bonne Nature (qui n’opérerait pas avec des molécules ?) est symptomatique de la suspicion à l’égard des puissants et des nantis, et finalement d’un doute sur la science qui comme l’eau, pourrait bien être l’« amie des puissants » – comme dit l’anthropologue Geneviève Bedarida à propos de la distribution de l’eau dans les oasis.
Tous les aspects abordés par ce livre trouvent donc un écho dans la génération d’aujourd’hui, celle du Covid-19 et de la défiance envers l’industrie pharmaceutique, les expérimentations humaines en laboratoire et les décisions politiques en matière de santé publique. (...)