
« Si les communes respectaient la loi, on pourrait, nous aussi, être dans les clous. » Il ne se passe pas un été sans que reviennent dans l’actualité des faits divers liés à des installations illégales de gens du voyage, sur des terrains communaux ou privés non destinés à les accueillir. Pourtant, comme l’explique Samson Payen, référent de l’association Action Grands Passages, la réalité est plus complexe qu’il n’y paraît.
Face aux nombreux articles que consacrent nos rédactions locales à ces arrivées massives de caravanes, de Dijon à Guérande, en passant par le Jura ou le Gard, nous avons cherché à comprendre pourquoi la cohabitation est si difficile.
Des missions évangéliques, mais pas que
Environ 200 000 « voyageurs » se déplacent partout en France chaque été, de mai à septembre, d’après l’Association nationale des gens du voyage citoyens (ANGVC). La plupart suivent des missions évangéliques, groupes religieux en itinérance depuis les années 1950. Chaque année, un grand rassemblement réunissant 40 000 personnes est organisé dans le Loiret par l’église évangélique tzigane Vie et Lumière. C’est là que se décident la répartition des missions, sorte d’églises roulantes chargées d’évangéliser le pays, les parcours et lieux de rassemblements.
Mais au fait religieux expliquant ces processions estivales s’ajoute « une raison légale et sociale », déclare William Acker, délégué général de l’ANGVC. « Il est quasiment impossible de voyager en petit groupe ou en famille, car l’État français a mis en place un système qui a réduit les espaces, expose-t-il auprès d’actu.fr. Donc les familles se sont adaptées et ne voyagent que l’été en se greffant à de grands groupes, pour profiter de leur organisation et espérer avoir des autorisations. »
En effet, les missions évangéliques préviennent les préfectures de leur passage en envoyant des demandes d’autorisation de séjour des mois à l’avance.
De la loi à la réalité du terrain
Mais dans les faits, cette volonté d’anticipation se heurte à la mauvaise application de la loi. La loi du 5 juillet 2000, dite loi Besson II, prévoit que chaque département doit se doter d’un schéma, révisé tous les six ans, qui régit l’accueil et l’habitat des gens du voyage. Établi par la préfecture et le conseil départemental, le schéma départemental prescrit aux communes de plus de 5 000 habitants de créer et gérer des aires d’accueil. (...)
Problème : de nombreuses collectivités locales ne respectent pas leurs obligations, si bien que les aires d’accueil, et en particulier de grands passages, sont en nombre très insuffisant. (...)
De nombreux départements hors des clous
En Seine-et-Marne, sur les sept aires que prévoyait le schéma départemental d’ici 2026, seulement quatre sont réalisées (la dernière venant d’ouvrir en ce mois de juillet). Une situation qui agace certains élus, mis devant le fait accompli à chaque fois qu’une installation illicite a lieu sur leur commune. (...)
Tant que la collectivité ne respectera pas le schéma départemental, on ne pourra rien faire face aux installations illégales. En attendant, ce sont les habitants qui sont mécontents alors que j’ai fait ma part en construisant une aire [permanente] d’accueil.
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Une indignation que partagent les gens du voyage. Interrogé par la même rédaction, Samson Payen, le référent de l’association Action Grands Passages auprès de la préfecture de Seine-et-Marne déplore aussi le manque d’aires dans le département. « On l’entend rarement, mais une grande majorité de communes et agglomérations sont dans l’illégalité en ne créant ni aire d’accueil, ni aire de grands passages, alors que nous sommes dans notre droit… Par contre, tout le monde dénonce les installations illicites. » (...)
La situation se complique encore plus dans les départements touristiques. Dans les Alpes-Maritimes par exemple, il n’y a que trois aires permanentes d’accueil « alors qu’il en faudrait 33 », souligne William Acker. Et aucune aire de grands passages.
« C’est l’effet ‘not in my backyard’ »
Pour expliquer tant de lenteur dans l’application de la loi, s’entremêlent (mauvaise) volonté politique, opposition de l’opinion publique marquée par les préjugés, manque de coordination entre les communes et faible intervention de l’État.
D’après le délégué général de l’ANGVC, les intercommunalités avancent que les aires de grands passages sont plus difficiles à créer car plus exigeantes en termes de contraintes techniques et d’espace, minimum cinq hectares. Mais le juriste pointe surtout la pression mise par les habitants, à coup d’actions et de pétitions, à chaque fois qu’un projet est évoqué. « Ils ont peur des nuisances, des vols… Des stéréotypes bien ancrés à propos des gens du voyage. » (...)
Dans ce dossier épineux, tout le monde se renvoie la balle. Dans l’Orne, la préfecture a sommé le Département de trouver une solution. Mais c’est bien aux intercommunalités que revient la charge de trouver un terrain (d’entente) pour créer puis gérer ces aires d’accueil. (...)
N’existe-t-il pas des moyens pour contraindre les collectivités à agir ? « Les préfets ont un pouvoir de substitution mais ne l’utilisent pas, car ils ne veulent pas partir en guerre avec les maires, surtout pour un tel sujet », indique William Acker. Ce dernier déplore également le manque de leviers juridiques et financiers pour faire pression sur les intercommunalités, même si la métropole d’Aix-Marseille vient d’être condamnée par la justice administrative, une première.
Des aires en mauvais état
Durant leurs pèlerinages, les nomades doivent donc composer avec ce manque d’aires. Même quand elles existent, elles sont souvent saturées (...)
Se pose aussi la question de la salubrité de ces espaces. Localisation proche d’une autoroute ou d’une déchèterie, pollution, espaces exigus, terrain peu adapté, manque d’accès à l’eau… Un rapport de la Défenseure des droits datant de 2021 s’inquiète de l’état général dégradé des aires d’accueil.
Dès l’ouverture de la toute nouvelle aire de grands passages de Seine-et-Marne, à Barcy, les premiers occupants pointent des défauts. « C’est une catastrophe », lâche le pasteur du groupe. Des trous sont visibles et de nombreux endroits restent en terre, sans herbe. Et s’il y a de la végétation, il s’agit de mauvaises herbes et de chardons. (...)
Choisir entre la force et le dialogue
Alors quand elles sont très nombreuses sur les routes, les communautés s’installent là où elles trouvent de la place, même quand elles n’y ont pas été autorisées. Si certains maires emploient la manière forte pour les déloger, en obtenant (sous conditions) un arrêté d’expulsion de la préfecture aboutissant parfois à l’évacuation par les forces de l’ordre, d’autres prônent le dialogue.
En août 2024, le maire de Marmande est allé à la rencontre de la mission évangélique qui avait élu domicile sur un terrain de la commune, pour s’enquérir de la durée de leur séjour. « On va gérer cette situation en restant en contact avec eux, et veiller à ce qu’il n’y ait pas de troubles à l’ordre public », indiquait-il au Républicain Lot-et-Garonne en précisant que le groupe s’était engagé à dédommager la collectivité pour cette occupation.
Même approche pour le maire de Fresne-Camilly (Calvados). Comme les gens du voyage « sont là » et qu’il n’a « pas l’habitude d’aller au conflit », il a préféré conclure une convention d’occupation avec les représentants du groupe qui avait investi le stade du village. Celle-ci stipulait qu’ils pouvaient rester huit jours et devaient s’acquitter d’une indemnité de dix euros par caravane. (...)
Quant au maire de Larré, il ne garde pas un si mauvais souvenir de l’expérience vécue il y a deux ans. « Ils sont restés 15 jours comme ils s’y étaient engagés. Ils ont payé les cubages d’eau consommés et nous ont donné de l’argent, qu’on a reversé aux associations. Et dans la population, surtout les jeunes, certains ont reconnu qu’il ‘fallait bien qu’ils s’installent quelque part’. » Avant d’ajouter : « la plupart des grands passages se passent bien. »
Une situation pas prête d’évoluer ?
« Avoir une aire de grands passages offrirait de meilleures conditions pour tout le monde », conclut Maxence Sébert. Pour les communes, cela réduirait les troubles engendrés par ces installations non désirées : réparations à effectuer sur les terrains laissés parfois endommagés, animations estivales annulées, faits de violences… « Il y a des incivilités de la part de certains groupes, mais ce n’est pas la majorité », reconnaît William Acker.
Pour les gens du voyage, il s’agit plus largement de s’attaquer à une question de mal-logement. (...)
Mais 20 ans après la loi Besson, l’espoir de voir la situation évoluer demeure faible pour nos différents interlocuteurs. Surtout tant que les préjugés auront la vie dure. (...)
William Acker observe avec pessimisme le « discours hostile » du ministre de l’Intérieur actuel, Bruno Retailleau, qui a fait une série de propositions sur le sujet en juin, axées plutôt sur la répression des gens du voyage que celle des communes. (...)