
« Hunger Games », réalité virtualisée et casino géopolitique… Entre l’ultraviolence sadique à Gaza, la déréalisation de la mort venue du ciel et les paris douteux de la présidence Trump, le jeu contemporain de la guerre ressemble moins à une stratégie qu’à une ignominie.
« Un jour nous avons fait une attaque à basse altitude près d’Eastbourne. Nous arrivons et nous voyons un grand château, c’était un bal, apparemment, ou quelque chose de ce genre, en tout cas beaucoup de dames en grande tenue et un orchestre. […] La première fois, nous sommes passés devant, puis nous avons fait une attaque et nous leur sommes rentrés dedans, mon cher ami, qu’est-ce qu’on s’est amusés ! »
Cette phrase, extraite de conversations d’aviateurs allemands de la Seconde Guerre mondiale, captées à leur insu et publiées dans l’ouvrage Soldats. Combattre, tuer, mourir. Procès-verbaux de récits de soldats allemands de l’historien Sönke Neitzel et du psycho-sociologue Harald Welzer (Gallimard, 2013), constitue un des nombreux exemples que la jouissance cruelle et « amusante » est souvent consubstantielle à l’état de guerre.
La litanie quotidienne des morts de Palestinien·nes tué·es en cherchant à se procurer un peu de farine – auprès de l’institution orwellienne baptisée « Fondation humanitaire de Gaza » – ajoute aujourd’hui une forme d’ignominie sadique à la guerre génocidaire en cours.
Le journaliste gazaoui Rami Abou Jamous, qui documente l’anéantissement de Gaza dans son journal pour Orient XXI, a nommé cette réalité en rendant hommage à son neveu, Obeida, assassiné à l’âge de 18 ans à la mi-juin : « Il a été tué dans ces “Hunger Games” qu’Israël nous fait jouer dans la réalité. À Gaza, le “jeu” consiste à demander à de jeunes gens d’aller chercher de l’aide humanitaire, avec le risque d’être tués s’ils vont trop loin à droite ou à gauche, dans un espace dont seul l’occupant connaît les limites. Obeida était obligé de participer à ce jeu. Parce que ni lui ni sa famille n’avaient mangé de pain depuis trois jours. » (...)
« Hunger Games » est le titre générique d’une série de cinq longs métrages, sortis au début des années 2010, adaptés de livres de science-fiction écrits par Suzanne Collins. Ils décrivent les aventures d’une jeune fille qui doit participer à un combat à mort télévisé dans lequel vingt-quatre adolescents sont contraints de s’entretuer pour divertir les dirigeants d’un régime totalitaire.
Cette comparaison entre ce qui se passe sur les points de distribution alimentaire de Gaza et des images venues de la fiction télévisuelle aurait aussi pu être alimentée par la série coréenne à succès Squid Game, dans laquelle des maîtres du jeu omnipotents transforment le répertoire des divertissements de l’enfance en arènes de sang.
Réalité virtuelle
Mais cette comparaison pourrait aussi s’inscrire dans un phénomène plus global de déréalisation de la violence extrême, permise non seulement par l’activation de références à des fictions télévisuelles dystopiques, mais aussi par l’abstraction de nombre d’images des guerres contemporaines qui nous arrivent désormais.
Quand elles sont produites par ceux qui ont la maîtrise du ciel et de la communication, elles sont en effet quasi systématiquement vues d’en haut, transformant les morts de fils, filles, maris, épouses, frères, sœurs, pères ou mères en « dommages collatéraux », et réduisant la guerre à des coordonnées de points, un dérivé de jeux vidéo ou une réalité virtuelle.
Cette thèse avait déjà été avancée par le philosophe Jean Baudrillard dans son texte au titre provocateur La guerre du Golfe n’a pas eu lieu (1991, éditions Gallilée), dans lequel il parlait de ce conflit comme d’« une guerre asexuée, chirurgicale, war processing, dont l’ennemi ne figure que comme cible sur un ordinateur ».
Un type de guerre en rupture avec un rapport antagonique, destructeur mais duel, entre deux adversaires, du fait de l’ultradomination d’un camp doté d’une technologie largement supérieure et censée être « chirurgicale » : terme employé aujourd’hui par Donald Trump pour caractériser les frappes américaines sur l’Iran comme à l’époque par George Bush bombardant Bagdad… (...)
Le recours croissant à des technologies militaires de type drone ou intelligence artificielle, pour lesquelles les cibles ne sont plus guère que des coordonnées numérisées, catalyse ce sentiment que la façon dont les visages et les corps des victimes sont tenus à distance de ceux qui les exécutent repousse les limites de l’inhumanité et redéfinit les morales et les pratiques qui sous-tendent les modalités de l’engagement guerrier.
Il y a plus de dix ans déjà, dans sa Théorie du drone (La Fabrique, 2013), le philosophe Grégoire Chamayou analysait les conséquences vertigineuses, à la fois éthiques, juridiques et anthropologiques, d’une « guerre à distance » qui transforme l’affrontement belliqueux en chasse à l’homme. (...)
La Shoah par balles, le génocide des Tutsis au Rwanda ou les massacres du 7-Octobre nous rappellent que les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les génocides peuvent se commettre au corps à corps.
Mais nous sommes néanmoins dans un moment spécifique où le découplage entre l’acte de mise à mort et la réalité du fait guerrier produit une forme de déshumanisation accrue et particulière de l’adversaire. (...)
Un tel phénomène a été exposé, de l’intérieur, lors de l’échange révélé par The Atlantic après l’inclusion par erreur d’un journaliste dans une boucle de discussion confidentielle sur Signal à propos de frappes sur les houthis du Yémen.
Les plus hauts responsables de l’administration états-unienne y discutent en effet de frappes faites à partir d’avions de combats F-18 et de missiles Tomahawk lancés depuis le large comme s’ils parlaient des premiers soldats américains débarquant à Omaha Beach en juin 1944 sous le feu nourri des balles allemandes. (...)
En décidant d’embarquer à la remorque d’un gouvernement Nétanyahou pris dans un vertige de puissance tel qu’il lui fait croire qu’il peut remodeler le Moyen-Orient à coups de bombardements successifs, Donald Trump joue d’abord avec le feu nucléaire. (...)
En décidant d’embarquer à la remorque d’un gouvernement Nétanyahou pris dans un vertige de puissance tel qu’il lui fait croire qu’il peut remodeler le Moyen-Orient à coups de bombardements successifs, Donald Trump joue d’abord avec le feu nucléaire. (...)
Donald Trump prend aussi le risque, en agitant l’hypothèse d’un changement de régime par la force, d’une nouvelle guerre d’Irak dont le bilan en termes de morts – 500 000 au bas mot –, d’inflation terroriste et de déstabilisation régionale parle pourtant de lui-même.
Parmi les titres de journaux décrivant l’action du Commander in Chief, un des plus récurrents était celui de « pari risqué » d’un Donald Trump continuant, en homme d’État, à se comporter en homme d’affaires, en misant tout sur des gros coups spectaculaires. Rappelons que l’actuel locataire de la Maison-Blanche a perdu des centaines de millions de dollars en investissant dans des casinos…
Le 47e président des États-Unis joue avec nos nerfs, avec la vie des peuples du Proche-Orient et le spectre d’une troisième guerre mondiale, en annonçant d’abord un délai de réflexion de deux semaines, puis une frappe sur les sites nucléaires iraniens par de « magnifiques machines ». Avant de narguer la riposte iranienne dans le ciel de Doha comme s’il s’agissait d’une bataille de boules de neige. Puis d’annoncer un « cessez-le-feu total et complet » et quelques heures plus tard de déclarer que l’Iran et Israël l’ont chacun enfreint et qu’il n’est « pas content d’Israël ». (...)