
Quatre-vingts ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le sort réservé aux personnes nomades durant cette période reste peu documenté et commémoré. Pour l’anthropologue Lise Foisneau, il est urgent de reconnaître que le génocide, mené à l’échelle européenne, n’a pas épargné le territoire français.
EntreEntre 1939 et 1946, l’État français organise la persécution des « Nomades ». Des milliers de Roms, Manouches, Gitans, Sinti, Yéniches et voyageurs sont interné·es dans des dizaines de camps à travers la France, ou assigné·es à résidence. Un millier environ connaîtront ensuite la déportation. Encouragées par l’occupant nazi, ces mesures sont mises en place avant son arrivée, et prolongées plusieurs mois après la Libération.
Un destin connu, mais mal documenté, avec des chiffres toujours débattus. Surtout, il fait l’objet de bien peu de commémorations. En 2015, le Parlement européen a reconnu le génocide des Roms perpétré pendant la Seconde Guerre mondiale et y a consacré une journée annuelle, le 2 août, en mémoire des 250 000 à 500 000 personnes tuées à l’échelle du continent car considérées comme « tsiganes ».
Mais en France, au motif que la déportation des Nomades n’a pas été systématique et que les mesures prises à leur encontre n’auraient pas été basées sur des critères raciaux, l’appréhension des crimes commis dans le pays se veut plus prudente. Quitte à faire l’impasse, parfois, sur les témoignages des survivant·es, qui n’ont quasiment jamais obtenu de reconnaissance, ni aucune indemnisation. (...)
Lise Foisneau est anthropologue, chargée de recherche au CNRS. Depuis plus d’une décennie, elle travaille sur le sort réservé aux voyageurs et voyageuses en France, de nos jours, mais aussi durant la Seconde Guerre mondiale. Elle y a consacré un ouvrage, Les Nomades face à la guerre (1939-1946), (Éditions Klincksieck, 2022). En décembre 2024, avec l’appui du CNRS notamment, et d’associations de voyageurs, elle a ouvert un site internet, NOMadeS, visant à collecter et rendre publics les noms des personnes internées et assignées à résidence durant cette période.
Elle défend la nécessité d’aller plus loin dans le travail de mémoire, en collaboration avec les descendant·es des nomades persécuté·es. Et cela passe, à ses yeux, par la reconnaissance d’un génocide qui a aussi eu lieu sur le sol français et qui ne se serait pas simplement « arrêté à la frontière ». (...)
Dans les années 2000-2010, des bandes dessinées, des films – on pense à Liberté de Tony Gatlif –, des livres, notamment le témoignage de Raymond Gurême, Interdit aux nomades, contribuent à faire connaître l’histoire de l’internement des Nomades auprès du grand public. C’est aussi dans ces années que naît le mouvement européen de la jeunesse romani, Romani Resistance, dont le mot d’ordre était, pour le dire simplement, de présenter leurs ancêtres non pas seulement comme des victimes, mais encore comme des résistants. (...)
Le 16 mai 1944, Sinti et Roms ont résisté aux SS venus vider le camp pour les emmener dans les chambres à gaz. (...)
lors du printemps et de l’été 1944, des personnes qui avaient été persécutées comme Nomades ont été capturées par des groupes de la Résistance. Elles ont été emprisonnées et parfois exécutées pour intelligence avec l’ennemi et collaboration. Au même moment où des femmes sont tondues un peu partout en France, des enfants, des adolescents, des femmes, des hommes manouches, gitans, sinti, yéniches et voyageurs sont exécutés sommairement. Alors que nous avons tous en tête les images des premières, qui se souvient des seconds ?
L’Union européenne a reconnu le génocide des Roms et des Sinti, mais pour la situation française, le terme ne fait pas consensus, pourquoi ?
Quand le terme « génocide » est forgé en 1943 par le juriste polonais Raphaëe Lemkin, il pense aux juifs et aux Polonais, mais aussi à ceux et à celles qu’il appelle les « Tsiganes ». Et ce terme de génocide sera repris par les survivants. En 1968, Miriam Novitch, une historienne juive, publie une trentaine de pages sur le « génocide des Tsiganes » sous le régime nazi, mais cette étude ne porte pas spécifiquement sur la France.
En France, c’est en 1992 que l’État commandite une recherche, sous la direction de Denis Peschanski, un historien reconnu pour son travail sur la France des camps. C’est la première fois que des universitaires se saisissent de cette question. Le rapport de 120 pages, qui ne dit presque rien de l’assignation à résidence, conclut que seules 3 000 personnes auraient été internées dans des camps français. (...)
La méthodologie de cette enquête ne prévoyait pas la collecte de témoignages ; elle s’appuie exclusivement sur des documents administratifs, notamment les documents de Vichy et des nazis.
La conclusion du rapport est que « la politique que suiv[ir]ent les Allemands en France vis-à-vis des Tsiganes ne répond[ait] pas à une volonté exterminatrice ». Les Nomades n’avaient été finalement que des victimes collatérales de la guerre. L’une des conséquences de ce rapport a été, pour les survivants, que l’État leur refuse la réparation des torts qu’ils avaient subis. Cette conclusion, loin d’encourager à la collecte des mémoires des témoins, encore nombreux en 1992, en dispensa les historiens.
Une autre occasion manquée est le discours de François Hollande, en 2016, sur le site de Montreuil-Bellay, qui reconnaît la « souffrance » des Nomades pendant la guerre. Parler de souffrance, c’est très juste, mais pourquoi cette souffrance ? Comment ? Par qui ? Le discours du président de la République n’en dit rien, alors que l’Europe avait reconnu, en 2015, le génocide des Roms et des Sinti.
Pourquoi, clairement, pour vous, en France, peut-on parler d’un génocide ?
Ceux qui estiment que les violences subies par les Nomades n’étaient pas de nature génocidaire avancent l’idée qu’en France, ces populations auraient connu « un sort à part » – différent du sort génocidaire qui leur fut réservé dans les autres pays sous domination allemande. En France, les Nomades auraient été persécutés pour des raisons militaires imprégnées d’antitsiganisme.
Il n’y aurait pas eu de génocide car les internés des camps français n’auraient pas été déportés en masse et, s’il y a eu un convoi de déportation, ce convoi serait un exemple isolé. C’est d’ailleurs la thèse que l’on trouve encore défendue dans un article paru dans Le Monde en avril 2025.
On peut parler d’une famine organisée au plus haut niveau de l’État.
Or, le génocide des Roms et des Sinti a bien eu lieu à l’échelle européenne, et la France faisait partie de l’Europe allemande (...)
La force de la campagne #NosViesDeGitansComptent, qui passe notamment par des vidéos, est de faire apparaître sur le devant de la scène les petits-enfants des persécutés. Ces hommes et ces femmes prennent la parole pour dire : « Maintenant, ça suffit. Pour que nous puissions vivre aujourd’hui, on a besoin que l’État reconnaisse le génocide qu’ont subi nos ancêtres. »
Cette campagne a été organisée par le collectif ZOR, qui est composé des premiers concernés exclusivement. L’idée est simple : ces personnes lisent des lettres écrites aux autorités par leurs ancêtres, quand ils étaient internés dans des camps ou assignés à résidence. Et cette lecture est adressée à un député, en lui demandant de signer une résolution qui a été déposée en février 2025 par Ersilia Soudais, députée La France insoumise.
Mais il ne s’agit pas d’une initiative de La France insoumise, car la société civile romani et voyageuse milite depuis longtemps en faveur d’une telle proposition de loi, pensée et écrite par les premiers concernés. (...)
Les conséquences des persécutions contre les Nomades durant la guerre produisent encore aujourd’hui des effets sur leurs descendants. De fait, si la fin officielle des persécutions est le mois de juillet 1946, le carnet anthropométrique, qui est la conséquence pratique de l’appartenance à la catégorie « Nomade », va continuer d’être utilisé jusqu’en 1969, date à laquelle il sera remplacé par un « livret de circulation », jusqu’en 2017.
Si vous parlez aujourd’hui avec les gens qui habitent sur les aires d’accueil, certains vous diront que ce qu’ils vivent est ni plus ni moins que la continuation, par d’autres moyens, des persécutions de la période du génocide. (...)
Sans la reconnaissance du génocide et une histoire rigoureuse des persécutions de la guerre, il ne sera pas possible de revoir en profondeur les politiques publiques qui concernent lesdits « gens du voyage ». Et parmi ces conséquences, il faut tenir compte évidemment de la dislocation des familles, du placement d’office des enfants, et de la misère dans laquelle se sont trouvés les internés à la sortie des camps ou à la fin de leur assignation à résidence. (...)
lire aussi :
– (Editions Klincksieck)
Lise Foisneau
Les Nomades face à la guerre
(...) Par sa méthode qui associe histoire, ethnographie et participation active des témoins à la recherche, ce livre renouvelle en profondeur une historiographie restée très lacunaire soixante-quinze ans après les faits. Il montre aussi comment l’immobilisation forcée des collectifs romani et voyageurs pendant la Seconde Guerre mondiale se mua en résistance : opposition à la législation anti-nomade et lutte partagée avec l’armée des ombres.
Cette étude pionnière est tissée de micro-récits qui déploient de multiples effets de savoir. Le croisement de la mémoire et des archives permet de restituer avec précision des pans entiers de l’histoire nationale jusqu’ici scellés.
(1939-1946)