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Logiques punitives en milieux militants. Se réapproprier nos conflits
#femmes #violencessexistes #militantisme
Article mis en ligne le 28 décembre 2023

(...) Dans Faire justice – Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes (La fabrique, septembre 2023), la militante queer et féministe Elsa Deck Marsault, membre du groupe d’aide à la gestion de conflits Fracas1, passe au crible les manières de faire justice dans les milieux « progressistes » – de gauche et d’extrême gauche. Spoiler : on ne fait pas beaucoup mieux que l’État quand il s’agit de nous autojuger. Pire, notre justice serait empreinte de logiques punitives : menaces, exclusions, harcèlement et isolement… Dans son livre, elle pose les jalons d’une justice communautaire qui collerait avec nos idéaux d’émancipation. Entretien.

« Dans ces milieux, malgré la volonté de combattre le capitalisme, le patriarcat et toutes les formes d’oppression, on reproduit en effet souvent les logiques punitives du système pénal-carcéral quand il s’agit de faire justice nous-mêmes. La première raison est évidente, et valable pour la société tout entière : nous sommes des enfants du système pénal-carcéral d’État et nous reproduisons presque inconsciemment ses mécanismes. La seconde est plus profonde. Elle a à voir avec le néolibéralisme et plus généralement ce que la politologue Wendy Brown a qualifié de “moralisme progressiste”2. D’après elle, la recherche de la perfection morale dans les milieux militants prime sur les luttes collectives. On valorise la “déconstruction” et la conscientisation de ses privilèges, on condamne certains mots et gestes de certaines personnes au détriment de la lutte collective contre les dominations. Et ce, en parfaite cohérence avec la société néolibérale, où nos ennemi·es sont des individus et non plus des classes sociales. Alors que la lutte contre le patriarcat, par exemple, nécessiterait de lutter contre des structures économiques et politiques, on s’attaque aux comportements et aux paroles d’un·e camarade… » (...)

« L’exclusion peut notamment se justifier quand une personne met en danger de manière répétée les autres au sein du lieu ou du collectif dans lequel elle se trouve. Il ne s’agit pas de passer d’une approche moralisante de “il faut exclure les violeurs” à “il ne faut absolument exclure personne”. Il s’agit de faire le constat que, si l’exclusion est parfois une nécessité, nous devons apprendre à expliciter au mieux les raisons de ce choix et son cadre à la personne touchée par cette sanction. Cependant, exclure une personne nous prive d’un potentieltransformateur pour le groupe, et nous empêche de comprendre quels dysfonctionnements nous ont amené à un tel niveau de tension ou de violence. » (...)

« La justice transformatrice propose que nous nous réappropriions nos conflits, plutôt que de laisser la police et les avocats s’en charger. Les conflits sont alors perçus comme des opportunités pour transformer les individus et la société afin de réduire les rapports de domination, qui sont très souvent à l’origine de ces violences. Avec le collectif Fracas, nous essayons de promouvoir cette approche. Par exemple, lorsqu’une personne est victime d’agression dans un collectif, nous proposons des solutions de soutien aux deux parties, puis nous travaillons avec le collectif pour comprendre quels sont les ressorts individuels et collectifs qui ont permis ces violences. Le groupe peut alors dessiner les contours de sa responsabilité et ensuite travailler sur lui-même afin de mettre en place des outils adéquats pour éviter que cette situation se répète, ou mieux l’affronter si elle recommence ».

« Pour moi, l’important est de définir des protocoles clairs, avec des limites de temps et d’implication de chaque personne dans le processus. Il faut aussi pouvoir prévoir des cercles de supervision, avec qui débriefer de ce qui a été mis en place, de ce qui a été fait, pour pouvoir tirer la sonnette d’alarme quand on va dans le mauvais sens. Cela pourrait éviter les mécanismes décrits plus haut : surenchère punitive et surpuissance du groupe »… (...)

« De plus, la justice transformatrice nécessite l’existence de communautés solides. Si on les réinvestit, elles peuvent devenir de vrais supports d’une justice dont l’horizon est l’équité sociale et qu’on pourrait développer à un niveau toujours plus vaste, de la communauté jusqu’à la société. La position de “tiers” extérieur au conflit pourrait également être généralisée. » (...)

« La critique du système pénal-carcéral et le “pari abolitionniste” ne peuvent pas se limiter à des déclarations d’intentions, elle peut s’accompagner dès maintenant de pratiques nouvelles, inscrites dans les communautés et pour inventer, autant que possible, des alternatives à la justice punitive. »