
• Cette enquête a été réalisée en collaboration avec le média Off Investigation. Elle est diffusée en partenariat avec l’émission La Terre au carré, de Mathieu Vidard, sur France Inter.
Pour sa première visite de terrain après sa prise de fonction le 7 mars 2022, la nouvelle préfète des Deux-Sèvres, Emmanuelle Dubée, avait choisi la boue. Mais pas n’importe laquelle : celle de la mégabassine de Mauzé-sur-le-Mignon. Tout juste arrivée du cabinet du ministre de l’Intérieur, la représentante de l’État se justifiait à la presse : « J’ai bien compris que c’était un sujet de tension, d’intérêt majeur. Un protocole a été signé, soutenu par l’État. Des engagements ont été pris et mon but est en toute impartialité de faire respecter les termes de ce protocole. »
Les éléments que nous avons recueillis pour retracer les étapes de la signature et de la mise en application du protocole contredisent cette profession d’impartialité. Noyautée par les intérêts de l’agriculture industrielle, la démarche a été menée au pas de charge par la Coopérative de l’eau 79, maître d’ouvrage des bassines, et par les services de l’État. Quitte à piétiner décisions de justice et manquements manifestes aux engagements pris, pourtant garantis par la préfecture. (...)
Signer le plus vite possible (...)
Le 23 octobre, l’arrêté interpréfectoral autorisant les constructions était signé par les préfectures de la Vienne, des Deux-Sèvres et de la Charente-Maritime, malgré de nombreux avis contraires, et s’est vu contesté par un collectif de douze associations au tribunal administratif début 2018. Au printemps, une première réunion de médiation était organisée par la préfète. Deux autres ont suivi avant l’exclusion du collectif Bassines non merci par la préfecture. Une dernière réunion s’est tenue à l’automne pour valider le projet de texte, signé le 18 décembre 2018. (...)
« J’ai senti un réel empressement à faire signer les gens en préfecture, se remémore, mal à l’aise, Marcel Moinard, maire d’Amuré, l’un des signataires du protocole. Je me suis dit “Nous aurons les infos plus tard”. »
La signature du protocole n’avait pas qu’une finalité politique : réunir les signatures constituait une condition pour débloquer l’aide publique (...)
« Ce qui m’a gêné, précise le maire d’Amuré, c’est le sentiment d’un mélange des genres : quel était le rôle des coopératives ? » (...)
Leur apparition est ancienne : elles étaient présentes dès la première réunion de médiation, en juin 2018. Le protocole signé (décembre 2018), on les retrouvait dans l’arrêté préfectoral de 2020 dans la liste des membres de la commission d’évaluation et de surveillance : Océalia, Négoce Agricole Centre-Atlantique, Terrena et Terres Inovia. Même casting au sein du comité scientifique et technique chargé de spécifier les mesures agroécologiques promises en contrepartie de la construction des bassines.
« Aucun agriculteur n’était présent dans le comité scientifique, seulement leurs représentants : la chambre d’agriculture, les coopératives et les négociants », raconte Vincent Bretagnolle, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Interrogée sur la présence des coopératives par Reporterre, la préfecture n’a pas apporté d’explication. (...)
Conséquence de l’omniprésence de ces coopératives agricoles : des ambitions environnementales revues à la baisse partout. (...)
La bassine de Priaires illustre ce mélange des genres jusqu’à la caricature. Troisième ouvrage du projet mis en chantier le 28 août dernier, sa construction a été suspendue par une ordonnance du 30 octobre du tribunal administratif de Poitiers, car la maire de la commune, signataire du permis d’aménager, se trouvait être la principale bénéficiaire en tant qu’exploitante agricole. (...)
« Les travaux ont débuté avant même que les délais de recours juridiques soient épuisés. Le tribunal aurait pu ordonner la destruction et tout cet argent public aurait été gâché », explique Joëlle Lallemand. Il n’en fut rien : redemandé le 8 novembre, le permis d’aménager a été signé dès le 13 décembre par une élue de la mairie.
Ces décisions de justice ne constituent qu’une partie des recours intentés contre le projet et ses multiples infractions : absence d’étude d’impact, surdimensionnement, non-communication des données… et dans presque chaque dossier, l’État prend fait et cause pour la Coop de l’eau 79.
Que font les services de l’État ?
Nature Environnement 17 a ainsi porté un recours pour obtenir les données d’irrigation nécessaires afin de s’assurer que les volumes prélevés baissent, conformément aux engagements. Bien que le tribunal administratif de Bordeaux ait donné raison à l’association écologiste, la préfecture a fait la sourde oreille, obligeant Nature Environnement 17 à porter l’affaire au Conseil d’État. Censés être les garants du bon respect du protocole, les services de l’État se rangent systématiquement du côté des probassines. (...)
Pour la préfecture, le rôle d’arbitre du dossier s’est vite confondu avec celui de défenseur des bassines. (...)
Entretemps, le tribunal administratif de Poitiers a annulé deux arrêtés autorisant quinze autres mégabassines en Poitou-Charentes.
Dans la plaine du sud des Deux-Sèvres, pourtant, tout semble avoir retrouvé son rythme : les travaux de la bassine de Priaires vont reprendre, et l’autorisation pour la construction d’une nouvelle retenue à Épannes se prépare. Dans quelques mois, la préfète reprendra probablement ses bottes pour visiter un nouvel ouvrage rempli en pompant les nappes reconstituées par les inondations de fin 2023 en Poitou-Charentes. Comme si la marche irrésistible des mégabassines y avait définitivement pris le pas sur le cycle de l’eau.