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Mediapart
Nathacha Appanah : « Les féminicides conjugaux sont des effacements »
#feminicides #femmes
Article mis en ligne le 25 août 2025
dernière modification le 21 août 2025

Dans son nouveau roman « La Nuit au cœur », la romancière Nathacha Appanah raconte l’emprise qui mène aux féminicides conjugaux. Elle raconte sa propre histoire, celle de sa cousine Emma, tuée en l’an 2000 par son époux, mais aussi le destin de Chahinez Daoud, assassinée en 2021.

Dans ce récit, il y a trois femmes et leurs histoires. Elles sont solaires, ambitieuses, et courageuses. Elles sont en couple et leurs conjoints sont abusifs et violents. Elles ont subi, puis un jour, à bout, elles ont toutes les trois couru pour échapper aux menaces et aux coups. Emma et Chahinez Daoud sont mortes assassinées. Nathacha Appanah y a échappé de justesse.

Après dix romans comme Tropique de la violence ou Rien ne t’appartient (Gallimard) l’autrice, aussi journaliste, s’éloigne des rives du roman stricto sensu, comme elle l’avait déjà fait pour La Mémoire délavée (Mercure de France, 2024), et propose un récit poignant et réflexif.

Elle raconte dans La Nuit au cœur, tout juste paru aux éditions Gallimard, ses années d’enfer, mais aussi démonte couche après couche les mécanismes du féminicide conjugal et de la vie sous emprise. Nathacha Appanah tisse avec son propre récit la vie de sa cousine Emma, tuée en 2000 dans leur île Maurice natale, et celle de Chahinez Daoud, assassinée en 2021 à Mérignac, près de Bordeaux (Gironde). (...)

Elle essaie de comprendre la noirceur humaine et ce qui a conduit à ces drames que personne n’a pu empêcher, malgré les alertes. L’autrice l’écrit ainsi : « Ce monde semblable à un bras de fer permanent. Ce monde-là n’est jamais une histoire aussi simple à résumer en “elle aurait dû partir”. » (...)

J’ai toujours pensé que j’ai échappé à la mort, à quelque chose dont on ne revient pas. Cependant je ne pensais pas un jour écrire cette histoire.

Mais la mort de Chahinez Daoud m’a littéralement convoquée. À l’époque, je vivais à Bordeaux et j’ai passé mon temps à essayer de comprendre. Ce jour-là, et les suivants, je me suis dit qu’il fallait que je regarde enfin dans les yeux ce qui m’était arrivé. J’ai aussi évidemment pensé à Emma, ma cousine tuée en l’an 2000 par son époux.

J’ai d’abord essayé d’écrire une version sans le « je », un peu ambiguë. C’était un truchement, mais je me suis résolue à écrire qu’il s’agissait de moi. Dès lors que je suis passée au je, j’ai compris l’endroit d’où je parlais c’est-à-dire que c’était moi-même mais d’un passé très lointain.

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Emma c’était ma cousine, elle incarne le lieu de l’enfance.
Je me souviens d’elle à son mariage ou de l’arrivée de son premier-né. Le lien avec elle est autre. Ma grande tristesse a été de revenir vers elle et de réaliser qu’elle avait presque été effacée de la mémoire. Car les féminicides conjugaux sont des effacements. J’ai aussi voulu raconter Chahinez Daoud avec les mots des siens, car énormément de voix politiques, sociales, culturelles, intimes aussi peut-être, ont voulu se substituer à la sienne.

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Il est indéniable que ces femmes ont été plongées dans un engrenage intime et ont rarement trouvé une oreille amie. Je me suis toujours demandé ce qui avait pu pêcher. Mais je ne suis pas sociologue, je n’ai pas réalisé une étude sur un échantillon très large. J’ai le sentiment que, dès lors que vous entrez dans un commissariat pour porter plainte contre votre conjoint, il y a un a priori de départ. C’est une affaire de couple, la parole est remise en doute à peine a-t-elle existé.

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Le livre est là pour susciter des questions. Les lecteurs vont se demander pourquoi les femmes essaient de quitter leur compagnon puis reviennent. Je voulais pouvoir raconter la complexité de ces rapports avec ces allers-retours dans le couple, dans cette zone grise.

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toutes ces histoires ont en commun cette notion de conjugalité. Avant le féminicide conjugal, et j’insiste sur cet adjectif, il y a cet attachement à l’autre, il y a l’amour, le sexe, le mariage, les enfants. Ensuite, lorsque l’histoire vire au poison, il y a une sorte de voile d’intimité là-dessus comme une pudeur que tout le monde garde.

J’ai aussi été surprise et assez accablée de découvrir que l’étranglement est le premier signal d’alerte. Les femmes ayant été étranglées par leur conjoint ont sept fois et demie plus de risques d’être par la suite tuées par ce dernier, dit une étude. Il y a quelque chose de terriblement vulnérable dans la gorge d’une femme, si fragile. La saisir comme ça, c’est lui enlever sa voix

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Leur seule manière d’aimer c’est de planter un drapeau sur une terre et l’occuper. Ce terme renvoie à tout ce qui se noue au sein du couple : l’amour, le frottement, la pénétration, l’occupation du corps de l’un et de l’autre, par un enfant. Ne parle-t-on pas du fruit de l’amour à ce propos ?

Dès lors que ce territoire se dérobe, que ces femmes souhaitent se dégager de cette colonisation, certains hommes ne peuvent le supporter. Il y a une faiblesse psychologique de ne pas supporter d’être quitté par sa femme. Et je crois qu’il y a eu tellement d’occupations que ces hommes-là ont fini par confondre leur propre corps avec le corps des femmes. L’autre point commun de ces femmes c’est qu’elles ont toutes tourné le dos et qu’elles ont couru. Ça semble peu de chose, mais c’était assez implacable dans ma tête, cette course pour la survie.

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