
Reportage · Depuis juin 2022, la région des Savanes, dans le nord du Togo, vit sous état d’urgence. Cette mesure exceptionnelle vise à faire face à la menace djihadiste venue du Sahel voisin. Mais elle a contribué à plonger une population déjà appauvrie dans une précarité extrême. Les espoirs d’un retour à la normale s’amenuisent, tandis que la riposte militaire s’intensifie.
(...) Ici, comme ailleurs dans la région des Savanes, dans le nord du Togo, l’état d’urgence sécuritaire en vigueur a profondément bouleversé les rythmes de vie et les libertés. Dans ce climat de tension, l’armée togolaise reste en alerte maximale.
Le 8 juin, elle a neutralisé un groupe de djihadistes à Kpinkankandi, dans la préfecture de Kpendjal, une zone très exposée aux attaques. Plusieurs dizaines d’assaillants ont été tués, et un important arsenal saisi : des armes, des munitions et près d’une cinquantaine de motos, selon le site d’information republicoftogo.com
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. Cette opération est intervenue quelques jours après la participation du Togo à la deuxième édition de l’exercice militaire Tarha-Nakal (« Amour de la patrie », en tamachek), qui s’est tenu à Tillia, au Niger, du 15 mai au 4 juin. Organisé dans le cadre de l’Alliance des États du Sahel (AES), cet exercice visait à renforcer la coordination opérationnelle des forces armées de ses pays membres, le Niger, le Mali et le Burkina Faso. Pour le Togo, qui n’appartient pas à l’AES mais en est un partenaire stratégique, cette participation s’inscrit dans une logique de coopération régionale face à une menace djihadiste transfrontalière.
Jusqu’en 2019, peu de Togolais imaginaient voir un jour les djihadistes atteindre leur pays. Mais le 15 mars 2019, un poste mobile de douane est attaqué dans le centre-est du Burkina Faso, à Nouaho (province du Boulgou), non loin des frontières avec le Ghana et le Togo, faisant cinq victimes, dont un prêtre espagnol. Trois ans plus tard, la région des Savanes est devenue un avant-poste de la guerre contre la nébuleuse djihadiste, qui, progressivement, a franchi les limites du Sahel et s’est répandue vers les pays du golfe de Guinée.
Quatre ans de détérioration continue (...)
Depuis, la situation sécuritaire dans la région des Savanes peine à s’améliorer. Située dans l’extrême nord du pays, cette région couvre 8 602 km2 et accueille environ 550 000 habitants, qui vivent essentiellement d’agriculture, d’élevage et de petit commerce. Longtemps abandonnée, elle peine à surmonter son enclavement, et l’accès aux infrastructures de base y est faible, en dépit des récents efforts du gouvernement.
« Une expansion délibérée et stratégique »
Selon un rapport de la Fondation Konrad-Adenauer publié en mars 2025
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, les incidents armés se sont multipliés à un rythme soutenu dans les quatre préfectures de Kpendjal, Kpendjal-Ouest, Tône et Oti. « Depuis la fin 2023, les groupes armés ne se contentent plus de frapper les localités situées sur la frontière directe avec le Burkina Faso. Ils se projettent désormais en profondeur dans le territoire togolais, en visant des cantons situés plus au sud. Des attaques ont été également enregistrées dans les préfectures de l’Oti et l’Oti-Sud. », écrivent les auteurs du rapport.
Fin novembre 2023, le gouvernement déclarait avoir enregistré 21 attaques depuis le début de la crise avec un bilan de 31 morts, 29 blessés et 3 disparus. Les informations recueillies par l’organisation indépendante Armed Conflict Location & Event Data (Acled), et relayées par le quotidien français Le Monde du 20 juillet 2023, répertorient 14 attaques pour les six premiers mois de cette même année, avec un total de 66 personnes tuées. Les violences ciblent à la fois les positions militaires et les villages civils, et sont souvent accompagnées de l’utilisation d’engins explosifs improvisés pour retarder ou compliquer l’intervention de l’armée. Le rapport de la Fondation Konrad-Adenauer souligne que, depuis l’an dernier, la zone d’action des groupes terroristes s’est élargie. (...)
« une expansion délibérée et stratégique plutôt qu’un simple débordement ».
Parmi les groupes djihadistes opérant au Togo figurent également Ansarul Islam (la filiale burkinabè du JNIM), l’État islamique au Sahel (EIS) et divers groupes non identifiés. Bien qu’aucune portion du territoire togolais ne soit occupée par les groupes armés, cinq ans après les premières attaques, on constate d’importants mouvements de population. Selon le Programme d’urgence de renforcement de la résilience et de la sécurité des communautés (Purs), 8 986 personnes étaient enregistrées comme déplacées internes dans les localités de Dapaong, Mandouri, Tchimouri, Ponio, Tambonga et Korbongou en mars 2024. À ce chiffre s’ajoutent 36 984 réfugiés venus du Burkina Faso, selon la même source.
Silence sur les opérations militaires
Après avoir enregistré deux attaques en six mois, les autorités togolaises comprennent que la menace va s’enraciner. Réuni en Conseil des ministres le 13 juin 2022, le gouvernement place la région des Savanes sous état d’urgence sécuritaire. (...)
Cette mesure exceptionnelle, censée donner plus de marge de manœuvre à l’armée pour riposter, contenir les infiltrations et protéger les populations, va bouleverser durablement la vie quotidienne des habitants. Couvre-feu nocturne, interdiction de se rassembler, multiplication des check-points et renforcement des patrouilles réorganisent la vie sociale. (...)
Malgré un déploiement militaire massif, à travers l’installation de plusieurs nouveaux postes militaires, le creusement d’une tranchée le long de la frontière avec le Burkina Faso et les restrictions imposées par l’état d’urgence, les groupes armés ne plient pas. Ils semblent plutôt adapter leurs modes opératoires, contournant les obstacles pour frapper plus durement et plus en profondeur. (...)
D’abord circonscrite à quelques localités de la préfecture de Kpendjal, la crise sécuritaire s’étend progressivement pour atteindre les préfectures de Kpendjal-Ouest, Tône, Oti et Oti-Sud. Le front de la menace gagne l’ensemble de la région des Savanes avec, pour corollaire, le déplacement massif des populations vers des zones plus sécurisées.
« Cette année, c’est vraiment la pire »
À Koundjoaré, chef-lieu du canton du même nom, commune de Kpendjal 1, le grand marché de bétail est fermé à cause de l’insécurité. Le plus important canton de la commune, qui tire l’essentiel de son dynamisme de l’agriculture et de l’élevage, s’asphyxie. Avec l’intensification des attaques en 2022, la plupart des habitants des villages voisins originaires des préfectures de Tône et de Cinkassé, ont préféré regagner leurs villages d’origine. On compte plus de 2 800 déplacés, selon des sources officielles.
Il est un peu plus de midi. Sous un hangar de fortune en tôle ondulée, au cœur du marché, un petit groupe discute autour d’une revendeuse de tchapalo, la bière locale. Tout autour, le marché peine à s’animer. Étals clairsemés, visages fermés… tout raconte une économie à bout de souffle. Sous le hangar, les discussions tournent autour de la saison des pluies qui s’annonce. Les femmes s’inquiètent du prix élevé des intrants agricoles (engrais, semences, pesticides), alors même que les produits de leurs récoltes peinent à trouver preneurs. L’équation est insoluble pour ces familles qui vivent à la fois de la terre et du marché. (...)
Morosité générale, en ville comme en campagne
Du riz au maïs en passant par le sorgho ou le petit mil, les prix des céréales ont chuté. Et pourtant, dans cette région essentiellement agricole, l’hivernage a commencé et, avec lui, les besoins des cultivateurs qui explosent : semences, engrais, petits travaux agricoles... Il faut dépenser pour produire mais l’argent ne circule plus. Pour le monde rural, les restrictions des déplacements, le renforcement des contrôles au niveau des check-points, tous les freins à la circulation des marchandises ont entraîné une forme de torpeur commerciale. « Beaucoup de transporteurs rechignent à venir ici. Trop de barrages, trop de risques », souffle un commerçant de bétail.
Si les campagnes bradent leurs récoltes, les centres urbains ne sont pas mieux lotis. La ville subit, elle aussi, les contrecoups de l’état d’urgence. Activités économiques ralenties, vie culturelle à l’arrêt… l’asphyxie est palpable (...)
« Nous comprenons la nécessité de la sécurité. Mais, aujourd’hui, nous n’avons ni paix, ni pain », regrette un leader communautaire.
Appuyé par ses partenaires, plusieurs agences onusiennes et l’Union européenne (UE) notamment, le gouvernement multiplie les actions pour soutenir les populations : distribution de semences et d’intrants agricoles, distribution d’aide alimentaire à plus de 60 000 personnes, renforcement de l’accès à l’eau potable et aux soins. Depuis fin juin 2025, le Purs vise à conjuguer assistance humanitaire et autonomisation des personnes déplacées, à travers des travaux à haute intensité de main-d’œuvre (programme Himo) pour réaliser des infrastructures locales.
Dans les campagnes reculées, on survit grâce à des activités précaires et souvent dangereuses, loin des radars de l’aide. (...)
Dans certaines localités des préfectures de Kpendjal et de l’Oti, la coupe du bois ou la production du charbon de bois ne sont plus des activités d’appoint. Elles sont devenues la principale source de revenus de familles entières. Mais, dans cette région où les engins explosifs improvisés jonchent les sentiers et où les incursions armées sont une menace constante, gagner sa vie signifie désormais la risquer.