Elsa Juston est professeure agrégée d’histoire-géographie au lycée de Bellevue en Martinique, elle préside l’association Oliwon Lakarayib qui a créé la plateforme éponyme dédiée à l’histoire et la géographie sur et dans la Caraïbe.
La question de l’enseignement de l’histoire dite « locale » est un véritable marronnier dans les médias martiniquais. Le sujet suscite de l’intérêt et de l’engouement sur les réseaux sociaux, et est régulièrement invoqué lors des événements majeurs qui affectent la société. Les destructions des statues de Victor Schœlcher, à Fort-de-France et dans la ville éponyme, ainsi que celle de l’impératrice Joséphine de Beauharnais, première épouse de Napoléon 1er, originaire d’une famille de colons de Martinique, et de Pierre Belain d’Esnambuc, le flibustier qui a pris possession de l’île au nom de la France en 1635, ont donc interpellé non seulement des historiens locaux et de la France hexagonale, mais aussi le président de la République. Beaucoup ont mis en avant des insuffisances de l’enseignement de l’histoire et l’adage « Nos ancêtres les Gaulois », souvent utilisé pour les dénoncer, est même revenu sur le devant de la scène.
Alors que le procès des 11 personnes poursuivies pour ces destructions vient de s’achever avec neuf relaxés et deux condamnés avec dispense de peine, prenons le temps de faire un état des lieux, encore un, sur cette question qui demeure au cœur d’une importante demande sociale. (...)
Une volonté d’adapter l’enseignement ancienne, qu’il faut situer dans une longue histoire
« Adapter l’enseignement », un outil de domination coloniale après l’abolition de l’esclavage
En Martinique, aussi étonnant que cela puisse paraître, les premiers à revendiquer des programmes scolaires spécifiques, dès les lendemains de l’abolition de l’esclavage, sont les békés, les blancs créoles, descendants des colons (Abou, 1994 ; Fayot Chalcou, 2002). En effet, avec l’abolition de l’esclavage, les nouveaux libres ont accédé à la liberté, mais pas à l’égalité politique et sociale. Le statut de citoyen qui est alors mis en place est un statut à part, cherchant à contrôler le nouveau libre (S. Larcher, 2014). La hiérarchie sociale reste fondée sur la couleur de peau, la domination économique des planteurs blancs perdure, même si la République est proclamée à nouveau en 1870.
Les békés, cherchant à se maintenir au sommet de l’échelle sociale, ont alors argumenté sur le caractère superficiel d’une tout autre connaissance que celle du local, ceci dans le but de maintenir la hiérarchie sociale et raciale et un ordre colonial hérité de l’esclavage, en mettant en place des stratégies pour se maintenir au sommet de la hiérarchie sociale et arrêter l’ascension de la bourgeoisie de couleur, accélérée par l’annonce de diffusion de l’école sous la IIIe république (S. Larcher, 2013). Pourtant, en Martinique, c’est surtout l’enseignement secondaire qui sera développé, l’instruction primaire demeurant peu développée et pas obligatoire jusqu’en 1947, contrairement aux lois Ferry pour la métropole (1882-1882). Ainsi, l’absence d’une école véritablement gratuite et obligatoire a favorisé les inégalités sociales et a figé les hiérarchies dans l’ordre socioéconomique marqué par le préjugé de couleur (Farraudière, 2008). (...)
Des outils et ressources ont été élaborés pour enseigner en tenant compte du contexte en gardant en ligne de mire l’importance du maintien de l’ordre colonial (...)
La départementalisation et ses effets sur l’enseignement
Avec les lois d’assimilation au statut de département en 1946, qui font de la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane et la Réunion des départements français, la volonté d’assimilation politique est accompagnée de diverses mesures d’assimilation sociale et culturelle. Des mesures sont prises pour mettre en place un système éducatif similaire à celui des départements de l’ancienne métropole : l’instruction primaire ne devient obligatoire qu’à partir de 1947, les programmes scolaires nationaux sont appliqués. C’est dans ce contexte d’une départementalisation naissante que des reculs pourront s’observer dans l’intérêt porté aux thématiques locales. En effet, la départementalisation est perçue comme un espoir, un moteur d’ascension sociale, une ascension qui ne pourrait passer que par la mise en place d’un enseignement strictement similaire à celui de l’ancienne métropole. Alors « qu’adapter » a longtemps eu le rôle de limiter une grande partie de la société.
Mais à partir des années 1960, alors que la départementalisation déçoit, la nécessité de mieux connaître l’histoire « locale » s’est trouvée réaffirmée, en particulier dans les milieux militants, autonomistes et indépendantistes.(...)
Mais l’absence de cadrage officiel et de directives précises empêche de dire dans quelle proportion cet enseignement a été mené. Il est alors, surtout, le fait d’initiatives personnelles (...)
Les programmes d’histoire et de géographie adaptés depuis 2000 : un contexte favorable
La conjoncture des deux bicentenaires, celui de l’insurrection des esclaves de Saint-Domingue (1791-1991), et de la Révolution française (1789-1999) ; et ainsi que la conjoncture du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage (1848-1998) favorise des réflexions sur l’enseignement.
Le 13 décembre 2000, la loi d’orientation pour les Outre-mer annonce une série de grandes mesures économiques et administratives, comme le rattachement des Instituts de Formation des Maîtres (IUFM) à l’université des Antilles et de la Guyane, pour favoriser une contextualisation de la formation des enseignants ; et donne également des orientations en matière de culture et d’identité. C’est dans ce contexte que sont publiées les « adaptations des programmes d’histoire et de géographie au collège et au lycée » (Bulletin N° 8 du 24 février 2000) et les textes sur l’enseignement du créole, marquant un tournant dans l’enseignement en Martinique. (...)
Par souci de cohérence et, selon les points de vue, par souci de contrôle, le ministère de l’Éducation nationale impose un socle commun, le programme national, à partir duquel doivent s’inscrire les thématiques visant à contextualiser l’enseignement.
Privilégiant ce que nous nommons, une approche centre — périphérie, ces programmes, et, à fortiori la mise en œuvre qui en découle, se mettent en place de la thématique martiniquaise vers l’approche nationale ou de l’approche nationale vers l’approche martiniquaise.
Mais qu’en est-il des logiques internes, des chronologies, des enjeux spatiaux propres à la Martinique ? Des logiques régionales dans la Caraïbe ? (...)
Ces programmes seront, néanmoins, plusieurs fois revus, compte tenu de la loi Taubira tout d’abord, qui fait entrer l’histoire coloniale dans les programmes nationaux, et en fonction des réformes des programmes scolaires, du collège au lycée.
Ne pas confondre programmes, manuels, enseignement et apprentissages
L’approche didactique permet de distinguer le curriculum prescrit du curriculum enseigné.(...)
les programmes se sont considérablement enrichis après les réformes du collège en 2016 et du lycée en 2019, sous l’impulsion de l’inspection pédagogique régionale et du réseau de formateurs qui a proposé ces thématiques.
C’est le niveau du curriculum enseigné qui demeure un enjeu aujourd’hui. Il se compose des enseignants, des maisons d’édition, des apprentissages et des résultats des apprentissages. Il correspond à la production de manuels scolaires et de ressources diverses.
Les manuels scolaires dédiés aux adaptations des programmes d’histoire et de géographie au collège et au lycée, n’ont pas été réédités après 2014, par souci de rentabilité.
Enseigner l’histoire antillaise c’est donc consacrer du temps à la recherche des ressources et à sa formation continue, compte tenu des renouvellements historiographiques. (...)
Les stratégies d’apprentissages mises en œuvre par l’enseignant dans sa classe y sont centrales, tout comme les résultats de ces apprentissages. (...)
Enseigner l’histoire demeure un enjeu dans lequel les choix au titre de la liberté pédagogique demeurent centraux.En effet, la mise en œuvre de ces instructions repose sur les choix de l’enseignant. Les programmes proposent des ajouts et des substitutions, l’enseignant reste maître de ses stratégies d’apprentissages. De plus, les contraintes sont nombreuses : l’importance du programme national, de la durée des thématiques à étudier, des contraintes diverses de calendrier et de temps scolaire.
L’enseignant fait donc des choix. Des choix qui peuvent expliquer des disparités entre les établissements, voire entre les élèves d’un même établissement. Il n’y a donc pas de socle commun des connaissances pour des élèves d’une même classe d’âge, d’autant plus que ni le brevet des collèges ni le baccalauréat ne prend en compte ces programmes adaptés dans les évaluations nationales.
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