
L’accord de Bougival soulève de nombreux questionnements dans l’archipel, notamment dans le camp indépendantiste. Bien qu’inédit, le nouveau statut proposé se rapproche de certains autres modèles, qui ont montré leurs limites dans la voie de la décolonisation.
Cinq jours après la signature du projet d’accord sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie, les délégations indépendantiste et loyaliste s’apprêtent à rentrer dans l’archipel pour défendre auprès de leurs troupes les principes dont elles sont convenues avec l’État français, à l’issue de dix jours de négociations à Bougival (Yvelines). Des principes assez flous pour offrir de la « souplesse », selon les mots du ministre des outre-mer, Manuel Valls, à celles et ceux qui vont devoir expliquer leur choix.
Une tâche ardue au regard des premières réactions qui ont émergé des deux camps, en particulier au sein du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), où nombre de militant·es ont exprimé leur colère. « Comme je l’ai fait savoir à mes responsables, je me suis désolidarisé totalement de l’accord qui a été signé », a par exemple déclaré Yewa Waetheane, membre de la Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), incarcéré pendant un an dans l’Hexagone.
« A été remis sur la table des négociations des acquis politiques sur lesquels on n’était pas d’accord, a-t-il indiqué. La paix, ce n’est pas l’accord de Bougival. Pour nous, en Nouvelle-Calédonie, la paix, elle s’appelle l’indépendance. » Pour beaucoup, ce projet est considéré comme une rupture fondamentale avec la lutte kanak. Hormis un communiqué de la délégation du FLNKS, visant à temporiser, les élu·es indépendantistes gardent le silence en attendant les réunions politiques du mouvement.
Nombre de militant·es considèrent ce projet comme une « trahison » de leur revendication première : l’accession à la souveraineté, pleine et entière. Et le droit du peuple kanak à l’autodétermination, toujours garanti par le droit international. Sur les réseaux sociaux, ils et elles partagent des vidéos de Jean-Marie Tjibaou sur lesquelles on voit l’ex-leader du FLNKS, assassiné en 1989 par un opposant kanak à l’accord de Matignon, expliquer pourquoi les indépendantistes ont toujours refusé de s’engager sur un statut d’autonomie.
Des décennies plus tard, son fils, Emmanuel Tjibaou, est critiqué dans ses propres rangs pour avoir signé un texte visant à créer un « État de la Nouvelle-Calédonie » au sein de la République française, c’est-à-dire toujours intégrée à la puissance coloniale. (...)
Depuis lors, une protection policière a été proposée à toutes et tous les signataires de l’accord de Bougival. La délégation indépendantiste a assuré dans son communiqué que « l’ensemble des éléments » qu’il contient « seront portés à l’approbation [des] structures [du FLNKS] en vue d’en débattre collectivement sur les suites à lui donner ». « Le plus difficile reste sans doute à faire », a reconnu Manuel Valls sur France Inter. Ce qui n’a pas empêché les artisans du projet de se réjouir d’avoir imaginé un statut « unique au monde ». (...)
les intérêts de la métropole restent une contrainte fixe pour la Nouvelle-Calédonie en matière de diplomatie comme de défense, et non pas un sujet de discussion potentielle entre les deux parties. Juridiquement, le nouveau statut calédonien sera d’ailleurs intégré dans la Constitution française, alors que dans le royaume de Nouvelle-Zélande, les deux Constitutions sont placées à égalité et les liens bilatéraux sont régis par des accords spécifiques.
Le statut proposé est donc un statut qui continue de donner le contrôle de l’autonomie au pouvoir métropolitain. La « loi fondamentale » de la Nouvelle Calédonie qui devrait être adoptée début 2026 s’inscrira dans le cadre d’une loi organique française et d’une réforme constitutionnelle. Elle procédera non de la volonté néo-calédonienne, mais de l’octroi d’un statut particulier par la France. (...)
L’accord prévoit une « double nationalité », mais la nationalité calédonienne n’est qu’une sous-catégorie de la nationalité française, ce que prouve ce point du projet, qui a beaucoup fait réagir dans les rangs indépendantistes : « La renonciation à la nationalité française entraînera la renonciation à la nationalité calédonienne. »
Autrement dit, il n’existera pas de « nationalité calédonienne » en tant que telle, mais une simple distinction des citoyen·nes français·es. (...)
L’État français accompagnera la Nouvelle-Calédonie dans le renforcement progressif de ses capacités d’expertise et d’action dans les domaines régaliens », peut-on aussi lire dans le projet. Autrement dit : la France mènera à son rythme le transfert des compétences.
La maîtrise de ce rythme et la conservation, dans un premier temps, du statu quo en termes de compétences nous ramènent alors à la particularité de la Nouvelle-Calédonie. Ce territoire est une colonie de peuplement avec une population d’origine européenne dont la métropole entend protéger la prééminence (...)
Le risque du destin minoritaire
La maîtrise du rythme et du cadre de transfert des compétences par la France permet de s’assurer que l’État néo-calédonien reste dominé par les populations d’origine européenne. Une des clés de cette évolution réside dans la question du corps électoral, qui devrait être élargi pour les provinciales de 2026, puis de nouveau selon les règles définissant la nouvelle nationalité. Ce qui fait craindre à nombre de militant·es kanak un renforcement de la domination de l’électorat européen.
La France entend donc maîtriser ce que sera le futur État de la Nouvelle-Calédonie. Le statut proposé ne règle pas le cœur du problème : la colonisation. La possibilité pour le nouvel État de se choisir un nom, un drapeau ou un hymne ne sont que des symboles. En réalité, le pouvoir français et celui des Européens sont préservés par cet accord, tout simplement parce qu’il nie le passé colonial du territoire et la revendication première des Kanak de reprendre la main sur leur destin. (...)
Le risque que pourrait faire porter l’accord de Bougival sur le peuple kanak est celui d’un destin minoritaire sans fin. C’est la raison pour laquelle les réunions politiques qui vont bientôt se tenir dans l’archipel seront cruciales. Elles redéfiniront pour longtemps les contours de la lutte kanak. Et dessineront le véritable avenir de l’archipel.