
En mars, dans le cadre des mobilisations étudiantes en soutien du peuple palestinien, Sciences Po suscitait une première fois l’hystérie politico-médiatique : une « surenchère d’accusations d’antisémitisme » sur la base de fausses informations et un emballement survenu en grande partie sous l’impulsion du Premier ministre – Gabriel Attal s’étant déplacé en personne pour tancer la direction de l’établissement, trop timorée à son goût face aux étudiants mobilisés. Un mois plus tard, à la faveur d’une amplification du mouvement étudiant coordonné par le Comité Palestine, l’école parisienne – ses déclinaisons en province, mais aussi la Sorbonne – se retrouve de nouveau sous les feux médiatiques. Meilleur du pire.
(...) En dehors de quelques titres dans la presse quotidienne, les journalistes ont abdiqué leur mission de rendre compte de ce que ces étudiants faisaient, disaient ou réclamaient. Au lieu de ça, les chefferies médiatiques ont opté pour l’éditorialisation et le parti pris à outrance. Dans un contexte et sur un sujet où les médias dominants se font depuis sept mois les relais serviles, pour ne pas dire des soutiens actifs du durcissement autoritaire de l’État comme de la droitisation du débat public, le bruit médiatique fut celui d’un procès à charge contre les étudiants.
Bien sûr, les médias dominants empruntent ici à la feuille de route journalistique classique par temps de manifestations : invisibiliser ou discréditer les revendications ; focaliser « l’information » sur la forme des mobilisations et disqualifier leurs porte-parole ; saturer l’agenda de prétendus « débats » autour de « polémiques » savamment montées en épingle, auxquelles les (rares) étudiants invités et l’ensemble des intervenants seront sommés de réagir. Une partition bien connue, co-produite avec la classe politique et le gouvernement, dont les médias sollicitent et mettent en scène les déclarations, de préférence outrancières [2]. Mais quand il se greffe au traitement (indigent) de la question palestinienne, le cocktail est explosif. (...)
Les interviews et le traitement médiatique de Rima Hassan sont un cas d’école en la matière. (...)
De la marginalisation à l’invisibilisation des étudiants
Occasionnellement propulsés dans des dispositifs piégés et piégeux, les étudiants bénéficient rarement de conditions décentes pour s’exprimer. Dans l’émission d’Arrêt sur images du 3 mai, Hubert Launois (Sciences Po) – sollicité plusieurs fois par BFM-TV à l’occasion de cette séquence – fait état du déséquilibre systématique des plateaux, mais également de différents mécanismes par lesquels les intervenants, qu’ils soient présentateurs, journalistes, experts ou politiques, s’emploient à discréditer la mobilisation. L’émission « C ce soir » (France 5) du 29 avril n’aura pas relevé le niveau. Si les étudiants Hicham et Ariane Anemoyannis arrachent des espaces pour exposer leurs revendications et argumenter sur le fond – dans un temps extrêmement contraint, respectivement 9’35 et 7’45 sur une émission d’1h10 –, ils essuient comme ailleurs interruptions, invectives et injonctions de la part du journaliste Marc Weitzmann (France Culture) et du professeur en sciences politiques Denis Charbit. Ce dernier – pro-israélien et régulièrement sollicité par de nombreux médias – aura d’ailleurs bénéficié d’un temps de parole près de deux fois supérieur à celui des autres invités. (...)
Mais la plupart du temps, les étudiants restent plus simplement hors champ, exclus des espaces médiatiques les plus en vue. Au « 20h » de France 2, la rédaction n’a pas jugé bon d’interroger le moindre étudiant. (...)
Les journalistes de préfecture couronnent le tout en passant la répression sous silence. Ils n’évoquent que de simples « évacuations », ignorent superbement le sort des étudiants interpellés – 2 à Sciences Po, 88 à la Sorbonne – et banalisent l’action de la police, évoquée d’un ton badin ou indifférent.
Au journal de « 13h » sur la même chaîne, on compte deux brèves et un sujet d’une minute et trente secondes sur la séquence. Deux étudiantes y ont la parole... pendant 10 secondes. La première soutient que « la communauté étudiante restera forte et mobilisée pour la Palestine jusqu’à ce que [les] revendications soient entendues ». Peine perdue s’agissant des médias : le sujet de France 2 n’en dira pas un seul mot.
Durant plus de deux semaines, du 24 avril au 10 mai, France Inter n’a pas non plus trouvé le moindre créneau dans sa matinale – une quarantaine d’entretiens si l’on inclut les invités de 6h20, 7h50 et 8h20 – pour interviewer le représentant d’un collectif mobilisé. Le sujet a pourtant été abordé plusieurs fois par les matinaliers de la « première radio de France », y compris lors d’un entretien spécifique... sans étudiant donc. (...)
un art journalistique à part entière : dénoncer à longueur d’antenne une prétendue « récupération politique » des mobilisations de la part de La France insoumise... et ne tendre le micro qu’à des hommes et des femmes politiques sur le sujet – quand ce ne sont pas des commentateurs hors sol. La matinale de France Culture a certes fait exception. Mais le 2 mai face à Hicham, Guillaume Erner ne peut réprimer ses marques de défiance et de condescendance, entre questions infâmantes et sous-entendus (...)
Du journalisme de démobilisation à la calomnie permanente
Ailleurs dans l’audiovisuel et sur les chaînes d’information, c’est un festival des horreurs, dont a notamment rendu compte Arrêt sur images dans l’émission précédemment citée. « Jamais je n’aurais pensé que tous ces jeunes gens seraient à ce point antisémites et l’antisémitisme renaît, se développe tous les jours grâce à eux », déclare Élisabeth Badinter dans « C à vous » (26/04), dont le message est réitéré trois jours plus tard par Anne Sinclair, dans la même émission (29/04). « Là, ce que ces étudiants et ces militants proclament, c’est : "Nous sommes tous des résistants du Hamas, autrement dit des tueurs de Juifs" », ose encore Alain Finkielkraut sur LCI (29/04). CNews monte évidemment au front, dans une campagne en continu synthétisée par Laurence Ferrari (...)
Sur RTL (29/04), Alba Ventura s’enflamme elle aussi contre une école « complétement à la dérive, gangrénée par le wokisme, victime de l’entrisme des Insoumis ». À grand renfort de désinformation, elle déplore un prétendu laxisme pour mieux en appeler à la répression immédiate (...)
Même tonalité sur Europe 1 (30/04), avec l’illustre Emmanuelle Ducros (...)
Crise de nerfs au Figaro, également, notamment au lendemain du 26 avril, date à laquelle la direction de Sciences Po annonça honorer certaines revendications étudiantes (...)
Et c’est peu dire que la direction du quotidien, que l’on peine à distinguer ici de celle de Valeurs actuelles, mène une cabale acharnée. (...)
Bêtise et violence en guise de ligne éditoriale : voilà le lot de l’éditocratie en France. Dans Libération également, où la (ré)embauche de l’inénarrable Serge July est un ravissement hebdomadaire : « Le wokisme et le décolonialisme universitaires aggravent toutes les perceptions. » (30/04) Sans commentaire.
Au Monde, la direction qualifie dans un éditorial les protestations de « légitimes »... mais ne peut s’empêcher de faire la leçon aux étudiants : « En réduisant une situation terriblement complexe à quelques mots d’ordre, les "blocages" ne contribuent guère à ce nécessaire débat contradictoire respectueux de toutes les sensibilités. » (3/05) Tant les médias sont un modèle en la matière. C’est au nom de ce même principe – « la liberté d’opinion » et « le pluralisme des idées » – que Dominique Reynié en vient à louer sur France Inter... « l’intervention des CRS » à Sciences Po (...)
Dans Le Point (2/05), les mobilisations poussent Franz-Olivier Giesbert – comme chaque semaine – au bord de la crise d’apoplexie : « Ce sont désormais les fascistes de gauche qui ont pris le pouvoir, des deux côtés de l’Atlantique. » Avant de cracher sur « les étudiants antisémites » de Sciences Po, leur « festival de mensonges, de bêtise et de haine orchestré par LFI » mais également « les arrière-pensées de ces manifestants et de leurs chefs islamogauchistes » qui, selon Giesbert, « crèvent les yeux » : « N’est-ce pas pour lâcher la bride à leur antisémitisme frénétique ? Les pouacres ! » Le directeur de l’hebdomadaire, Étienne Gernelle, estime quant à lui que les mouvements étudiants sont « assez peu contredits », « prennent confiance et se déchaînent » : « On a du mal à distinguer, dans leur discours, en quoi ils se dissocient, au fond, de celui du Hamas. »
« Les pantins du Hamas » titre d’ailleurs Franc-Tireur (8/05). Quand elle ne soutient pas que l’idée des étudiants est de « crier des slogans génocidaires, "De la rivière à la mer", sans savoir de quelle rivière il s’agit », Caroline Fourest se permet des « traits d’esprit » que l’on peine à qualifier (...)
Et elle enchaîne les calomnies, en qualifiant par exemple le mouvement BDS (Boycott-Désinvestissement-Sanctions) d’« organisation de boycott raciste affiliée au Hamas » [3] ou en s’acharnant contre le mouvement étudiant – et leurs soutiens dans le champ politique – décrits comme une « cinquième colonne » (...)
La Tribune Dimanche n’est pas en reste, qui sous l’intitulé « Sciences po sous tension » (3/05), se contente de publier deux tribunes, non pas pour animer un quelconque débat en présentant des points de vue contrastés, mais pour tirer à boulets rouges sur les étudiants mobilisés ! (...)
Comme partout, les accusations sont gravissimes et les preuves inexistantes…
Dans Marianne, c’est l’éditocrate en chef, Natacha Polony (2/05), qui se joint à la meute déchainée contre les étudiants contestataires. Intitulé « La fabrique des crétins étudiants », son éditorial fustige « les pasionaria en keffieh » – l’obsession du keffieh, encore... – et « la radicalité agressive de ces jeunes gens », « obsédés par la "domination" au point de glisser d’une défense légitime des droits des Palestiniens à une dénonciation plus que douteuse d’un supposé privilège d’Israël et, par un glissement plus douteux encore, "des juifs" en général ». Une calomnie médiatique de plus, doublée d’un risible soupir : « Comprendre et éclairer le monde n’est plus le projet de ces étudiants. » Ni, de toute évidence, celui de ces journalistes-là. (...)
« Les mains sales » de l’éditocratie
Difficile de conclure ce panorama sans évoquer deux invariants du traitement médiatique des mobilisations sociales. D’une part, le recours à un lexique dépolitisant : dans la droite ligne du gouvernement, les chefferies éditoriales pathologisent la contestation et appréhendent l’amplification du mouvement étudiant comme une « contagion » qui, en elle-même, est présentée comme un « risque ». (...)
D’autre part, se sont multipliées pendant ces quelques semaines les « polémiques » montées en épingle et entretenues pour jeter le discrédit sur les protestataires. Un tweet du Guide suprême iranien, Ali Khamenei, affirmant soutenir le mouvement étudiant, va par exemple servir d’argument-massue aux éditocrates jusque sur les plateaux de grandes matinales radio. (...)
Calomniez, calomniez... il en restera toujours quelque chose. Un dicton que met en pratique Raphaël Enthoven, dont l’(infâme) édito « Les mains sales » (Franc-Tireur, 8/05), incarne à merveille les ravages de la désinformation (...)