Derrière la façade éblouissante du métro de Riyad, fraîchement inauguré, se cachent 10 ans d’exploitation de la main-d’oeuvre ayant travaillé sur le chantier. Le présent rapport rend compte de l’expérience de certains des travailleurs migrants qui ont construit l’un des projets d’infrastructure phares d’Arabie saoudite. À aide de témoignages et d’une analyse de la législation, Amnesty International montre la façon dont des travailleurs originaires du Bangladesh, d’Inde et du Népal ont dû verser des frais de recrutement indus, perçu des salaires faibles et discriminatoires, travaillé dans des conditions dangereuses en raison de la chaleur extrême et vécu dans des logements inadéquats, tout en étant soumis au contrôle tenace du système de parrainage (kafala).
SYNTHÈSE
Pendant plus de 10 ans, à Riyad, des dizaines de milliers de personnes migrantes ont travaillé sans relâche sous une chaleur accablante et dans la poussière, creusant des tunnels, posant des rails et exécutant des tâches de soutien, notamment administratif, pour des consortiums d’entreprises saoudiennes et internationales. Dans bien des cas, ils n’ont perçu qu’une faible rémunération. Leur travail, souvent invisible et pourtant indispensable, a permis l’ouverture
du métro de Riyad en janvier 2025 : 176 kilomètres de rails, 85 stations et des infrastructures ayant coûté plusieurs milliards de dollars. Salué comme la « colonne vertébrale » du réseau de transport public de la capitale, le métro va transporter des millions de passagères et passagers chaque année et sera un élément essentiel des préparatifs de l’Arabie saoudite pour la Coupe du monde masculine 2034 de la FIFA, entre autres grands événements internationaux.
Le présent rapport expose les conditions de travail et de vie de certains de ces travailleurs migrants, et montre que l’État ne les a pas protégés contre de graves atteintes aux droits humains. Il repose en premier lieu sur des entretiens menés à distance par Amnesty International auprès de 38 hommes originaires du Bangladesh, d’Inde et du Népal, qui ont travaillé sur le chantier du métro de Riyad entre 2014 et 2025 ; la plupart y ont été employés au moins jusqu’à fin 2023. Il s’appuie également sur une analyse des textes législatifs nationaux et internationaux relatifs à la situation des travailleuses et travailleurs migrants en Arabie saoudite, ainsi que sur de précédents rapports d’Amnesty International
et d’autres organisations de la société civile. Au total, les ouvriers interrogés travaillaient pour 11 employeurs différents – des entreprises ayant leur siège en Arabie saoudite ou dans d’autres pays –, dont certains des principaux entrepreneurs du chantier, ainsi que des sous-traitants et des sociétés fournisseuses de main-d’œuvre. Les noms de ces entreprises ne sont pas cités dans ce rapport, qui se concentre avant tout sur les responsabilités de l’État saoudien.
Le coût caché du métro
Bon nombre de ces travailleurs ont été victimes d’exploitation avant même de quitter leur pays d’origine. La plupart des hommes interrogés pour ce rapport étaient déjà endettés, après avoir versé entre 700 et 3 500 dollars des États- Unis à des agents dans leur pays d’origine pour régler divers frais, notamment de recrutement. Souvent, ces montants étaient plusieurs fois supérieurs aux limites imposées par le gouvernement et étaient réclamés à ces hommes malgré l’interdiction, prévue dans la législation saoudienne, de demander aux travailleuses et travailleurs de verser des frais de recrutement. Ayant des familles à charge et peu d’économies, certains de ces hommes ont contracté des emprunts auprès de banques ou de prêteurs ou ont vendu des biens familiaux pour couvrir ces dépenses. Informés par les recruteurs qu’un travail et un salaire décents les attendaient en Arabie saoudite, ils voyaient dans cette opportunité leur chance de s’extraire de la pauvreté.
« J’ai payé 100 000 roupies (700 dollars des États-Unis) à l’agent de recrutement. Mais pendant les préparatifs – voyage, visites médicales et autres formalités –, j’ai dépensé un total de 200 000 roupies (1 400 dollars). Je n’avais pas d’argent avec moi à ce moment-là [...]. J’ai emprunté de l’or aux parents de ma femme, je l’ai vendu et j’ai reçu de l’argent liquide [...]. Comme le prix de l’or a augmenté, j’ai dû rembourser presque le double de ce que j’ai obtenu. Il m’a fallu six mois pour rembourser les prêts. » [Suman, Népal]
Trop souvent, ces hommes n’ont découvert la vérité sur leur emploi qu’après avoir payé les agents de recrutement et être partis pour l’Arabie saoudite. Une fois sur place, quand ils ont finalement appris qu’ils travailleraient pendant un plus grand nombre d’heures pour un salaire plus faible, ou qu’ils n’avaient pas été recrutés par une entreprise de construction mais par une entreprise intermédiaire fournisseuse de main-d’œuvre connue pour ses pratiques relevant de l’exploitation, il leur a semblé trop tard pour faire demi-tour. Les dettes de certains étaient telles qu’ils étaient déjà pieds et poings liés avant même le début de leur voyage, ce qui les rendait extrêmement vulnérables à d’autres formes d’exploitation.
Le fait que la quasi-totalité des 38 personnes interrogées, qui ont travaillé sur le chantier pour différentes entreprises et à différents moments, aient déclaré avoir dû payer des frais de recrutement excessifs et illégaux témoigne d’une situation préoccupante : ni les entreprises, ni les gouvernements n’ont pris de mesures efficaces, ou trop peu, pour prévenir cette exploitation.
Selon les propos recueillis par Amnesty International, après leur arrivée dans le pays, le problème le plus préoccupant pour les travailleurs était le faible niveau des salaires. Beaucoup d’entre eux étaient payés moins de deux dollars des États-Unis par heure, tandis que d’autres gagnaient à peine la moitié de cette somme en tant que manœuvres, agents d’entretien ou travailleurs auxiliaires sur le chantier du métro de Riyad. Quasiment tous travaillaient plus de 60 heures par semaine, s’éreintant 10 heures par jour, six jours par semaine, selon toute vraisemblance en violation de la législation saoudienne. Si la plupart des travailleurs ont déclaré ne pas avoir été directement forcés de faire des heures supplémentaires, leurs salaires de base étaient en réalité si faibles qu’ils avaient l’impression de ne pas avoir d’autre choix pour pouvoir subvenir aux besoins de leur famille.
« En raison de l’inflation au Népal, ce salaire est trop faible pour couvrir les dépenses domestiques. Il part en fumée dès que je paye les frais pour l’éducation de mes enfants et d’autres dépenses. Mais qu’est-ce que je peux faire ? Je dois joindre les deux bouts. » [Nabin, Népal]
L’Arabie saoudite n’a pas de politique établissant un salaire minimum universel, mais elle fixe un salaire mensuel plancher de 4 000 riyals saoudiens (1 066 dollars des États-Unis) pour les ressortissant·e·s saoudiens dans le cadre de son programme Nitaqat, qui a pour but d’accroître la proportion d’employé·e·s saoudiens dans le secteur privé.
Dans la pratique, ce programme établit de fait un salaire minimum pour les Saoudien·ne·s, tandis que les personnes d’origine étrangère, pour la plupart des travailleuses et travailleurs migrants racisés venus d’Asie et d’Afrique et occupant en grande majorité des postes sous-payés et dangereux, n’ont pas droit à cette protection. Associé au système de parrainage (kafala), cet état de fait expose les travailleuses et travailleurs migrants à un risque élevé d’exploitation, puisque dans la plupart des cas les personnes n’ayant pas la nationalité saoudienne perçoivent seulement une fraction du salaire moyen des Saoudien·ne·s. En l’absence d’une politique salariale générale et du fait qu’il n’existe aucune mesure visant à garantir des salaires suffisants pour permettre un niveau de vie décent, cette exclusion fondée sur la nationalité nuit de manière disproportionnée aux travailleuses et travailleurs migrants racisés et s’apparente à de la discrimination raciale, aux termes du droit international.
Souvent, la chaleur implacable des étés saoudiens rendait plus difficiles encore les journées de travail interminables sur le chantier du métro de Riyad. En 2024 et 2025 par exemple, entre juin et août, Riyad a connu des températures égales ou supérieures à 40 °C pendant plus de huit heures chaque jour, souvent dès 11 heures du matin environ et jusqu’à 19 ou 20 heures le soir. La majeure partie du pays subit des températures similaires chaque année, car l’Arabie saoudite connaît une hausse de la fréquence et de l’intensité des épisodes de chaleur – une tendance qui, selon les projections, devrait se poursuivre, compte tenu du changement climatique planétaire. Bien que la plupart des personnes interrogées aient déclaré que leurs employeurs respectaient dans une large mesure l’interdiction imposée par le gouvernement de faire travailler des personnes en extérieur et au soleil en milieu de journée en été, elles ont également décrit les lacunes de cette disposition, notamment liées au fait que la chaleur et l’humidité peuvent se maintenir à des niveaux très élevés même à d’autres moments de la journée et en dehors de cette période de l’année. Selon un ouvrier du bâtiment, travailler pendant les heures étouffantes non concernées par l’interdiction revenait à être « en enfer ».
Plusieurs hommes ont expliqué que leurs vêtements étaient trempés de sueur, que leurs yeux piquaient, que leur vision se brouillait et que certains de leurs collègues s’évanouissaient, sur site ou après-coup, pendant le dîner à la cantine du personnel : autant de signes des graves dangers qu’entraîne l’exposition prolongée à une chaleur extrême.
Certains travailleurs ont également décrit la pression exercée sur eux par leurs supérieurs, qui les empêchaient de prendre des pauses ou qui pénalisaient les personnes qui en prenaient sans autorisation, ce qui va à l’encontre des directives diffusées par le gouvernement sur le travail par grande chaleur.
« Quand je travaille par une chaleur extrême, j’ai l’impression d’être en enfer. [...] Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal pour que Dieu me punisse ? [...] Qu’est-ce qui m’a poussé à travailler dans cet environnement ? Personne ne veut travailler dans de telles conditions par choix. Mais qu’est-ce que je peux faire ? Je n’avais pas de travail au Népal. » [Indra, Népal]
Les lois et les politiques de l’Arabie saoudite comportent des mesures importantes pour protéger les travailleurs·euses des effets nocifs d’une exposition prolongée à la chaleur. Cependant, elles restent insuffisantes pour atténuer les graves risques pour la santé des personnes migrantes travaillant en extérieur, car l’approche adoptée n’est pas centrée (...)