
En reprenant à son compte les catégories forgées par la colonisation comme celles de noir ou de blanc et en se focalisant sur la race, la théorie décoloniale reste prisonnière de la matrice colonialiste, explique le sociologue, pour qui seule une critique radicale du capitalisme permettra de sortir de cette impasse.
Des intellectuels et universitaires fondent le groupe Modernité/colonialité autour de deux grandes figures : le philosophe d’origine argentine Enrique Dussel et le sociologue péruvien Anibal Quijano. Ils seront rejoints par d’autres universitaires (...)
Quels sont ses principaux concepts ?
Le postulat de base des études décoloniales, conceptualisé dans la catégorie de colonialité, est la persistance dans les structures sociales latino-américaines contemporaines du colonialisme. Celle-ci expliquerait en grande partie les inégalités sociales et raciales observées en Amérique latine depuis la conquête, en 1492. Inspirées de la théorie des systèmes mondes d’Immanuel Wallerstein, issues du marxisme mais critiques du matérialisme historique, les études décoloniales proposent une nouvelle philosophie de l’histoire recentrée sur l’Amérique Latine.
Elles font remonter la modernité occidentale à la conquête des Amériques, dont le pillage des richesses va permettre la construction de l’hégémonie occidentale. Ce processus est accompagné de l’émergence d’une sorte de régime de domination à l’échelle globale dont le principal axe de domination est le racisme. La race est le deuxième concept fondamental des études décoloniales. Elle aurait été inventée dans le processus même de colonisation pour justifier la conquête des peuples colonisés.
Elle structure les inégalités sociales de la colonisation jusqu’à nos jours, en opposant les ex-colonies aux métropoles, aujourd’hui les pays du Sud à ceux du Nord, et en divisant les populations : populations racisées et non racisées dans le Nord et, au Sud, des élites blanches qui dominent les populations des pays anciennement colonisés. Cette idée de division raciale est centrale dans les études décoloniales. Elle serait la catégorie première pour comprendre l’oppression et la domination, reléguant le genre et la classe au second plan.
La persistance du colonialisme n’est-elle pas réelle ?
Notre critique de la théorie décoloniale est anticolonialiste ou, pour résumer, une critique de gauche. Nous partageons donc le postulat de base de la persistance du colonialisme. Son héritage historique contribue à expliquer en partie les inégalités sociales que nous pouvons observer, qui sont aussi des inégalités raciales.
La justification de la colonisation par un discours raciste n’est-elle pas aussi une réalité ?
La race a été instrumentalisée par le colonisateur pour justifier la domination de l’Européen sur le non-Européen, mais il ne faut pas faire d’anachronisme. Lors de la conquête des Amériques, la controverse de Valladolid ne portait pas tant sur le fait que les Indiens soient dotés d’une âme ou non, mais sur les moyens de l’évangélisation. Les conquistadors attribuaient de facto une âme aux indigènes.
Le concept contemporain de race n’apparaît qu’au XIXe siècle. Fondé sur le darwinisme social, le racisme a une dimension biologique. Ce point de vue pseudo-scientifique finira par donner naissance au nazisme. Nous pointons du doigt aussi le risque de considérer la race comme un facteur primant sur d’autres facteurs, au détriment d’une conception de la domination plus complexe et qui intègre les facteurs de genre ou de classe sociale, par exemple.
Qu’est-ce que les études coloniales appellent modernité ?
Ce n’est guère compréhensible. On pourrait penser que la modernité renvoie au capitalisme, mais comme cette théorie entre en compétition avec le matérialisme historique, elle semble plutôt en être un substitut, pour ne pas parler des processus historiques d’accumulation. Pour prendre le contrepied du marxisme, la théorie décoloniale tombe dans l’idéalisme. Elle donne plus d’importance aux idées, à la philosophie européenne et au développement des arts et de la culture à partir de la Renaissance en Europe. (...)
L’un des concepts centraux de la théorie décoloniale est l’eurocentrisme selon lequel la domination de l’Europe occidentale ou de l’Occident sur le reste du monde est aussi liée à une domination culturelle. Cela passe par la production de connaissances, c’est la colonialité du savoir. La théorie décoloniale se focalise sur l’importance de l’hégémonie culturelle de l’Occident, qui passe par la construction de la science, par l’imposition du modèle universitaire et de l’université en tant que lieu symbolique de l’universalisme européen.
Tout savoir n’est-il pas situé ?
Évidemment, tout savoir est situé. La question est quelle est la nature de cette situation ? Pour les auteurs décoloniaux, le lieu géographique d’énonciation compte avant tout. Ce qui importe, c’est si on écrit depuis le Sud ou depuis le Nord ou depuis le Nord du Sud ou le Sud du Nord. On retrouve ici un certain déterminisme géographique qui fait correspondre, du point de vue d’une géopolitique de la raison, un positionnement géographique avec un positionnement épistémologique.
Nous, nous disons qu’il faut prendre en compte les conditions de production de l’œuvre et le positionnement de l’auteur dans son ensemble, qui n’est pas que géographique. (...)
On ne peut donc pas résumer un auteur au fait qu’il soit du Nord ou du Sud, ou à sa couleur de peau.
En quoi, selon vous, la théorie décoloniale qui se réclame de Frantz Fanon a-t-elle travesti le sens de son œuvre ?
Nous avons aussi écrit ce livre en réaction aux traductions de l’œuvre de Frantz Fanon et en particulier de son livre Peau noire et masques blancs par une maison d’édition espagnole, dont la postface a été écrite par des auteurs décoloniaux. Frantz Fanon est présenté comme un précurseur de la théorie décoloniale en calquant les catégories de celle-ci sur son œuvre dont elles sont pourtant absentes. Fanon n’a jamais employé les termes de colonialité ou d’eurocentrisme. Nous critiquons cette tentative de récupération plus symbolique que théorique. Il s’agit aussi de recontextualiser l’œuvre de Frantz Fanon et ne pas la lire avec les lunettes d’aujourd’hui. Il est fondamentalement anti-essentialiste. (...)
Fanon raille gentiment le mouvement de la négritude et ses figures, comme Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire, en se moquant de leur mouvement narcissique où le Noir, l’homme de la nature, devient une goutte de soleil sur la terre en lien avec ses ancêtres. Il leur reproche d’embellir cette couleur de peau alors que, selon lui, il faut dépasser la dichotomie entre le Blanc et le Noir. (...)
Fanon explique que, tant que l’on raisonnera dans ses termes, on continuera à penser enfermés dans la cage historique du colonialisme et on perdra de vue ce qui, par-delà la couleur de peau, fait de nous des égaux. Il faut se rappeler que Fanon est un élève de l’école républicaine à la française : liberté, égalité, fraternité. Ce qui lui importe, c’est de retrouver cette humanité et reconstruire cet universel qui a justement été abîmé par le colonialisme.
Aux catégories coloniales, Fanon oppose les damnés de la terre… (...)
Parmi les damnés de la terre, il y a des Blancs et des Noirs. Penser dans les termes dichotomiques de la pensée décoloniale ne permet pas de prendre en compte toute la complexité de la domination. Il existe des Blancs pauvres, une bourgeoisie indigène dans les pays d’Amérique du Sud et une bourgeoisie afro-américaine aux États-Unis. Quand on s’enferme dans une vision culturaliste binaire qui oppose Blancs et non-Blancs, racisés et non racisés, on perd de vue les autres facteurs de domination. On ne perçoit pas non plus que le colonialisme historique extra-européen a été précédé par un colonialisme interne. Parler de l’Irlande, par exemple, c’est parler d’un processus colonial interne à l’Europe. Dans les Amériques, les empires comme l’empire Aztèque étaient des puissances coloniales.
Vous plaidez pour une conception des rapports de domination et d’exploitation imbriqués ?
Un certain marxisme a commis l’erreur de considérer que la lutte des classes était en surplomb et que toutes les autres contradictions allaient se résoudre mécaniquement dans le socialisme. La théorie décoloniale menace de tomber à son tour dans cette espèce de réductionnisme où la « lutte des races » serait première et les autres contradictions seraient secondaires.
Il ne faudrait pas se lancer dans une course à la victimisation, mais plutôt penser les facteurs de domination de façon non hiérarchisée et faire ensuite du cas par cas. Si on est Noir, femme ou Occitan, c’est différent. Tout dépend de la multiplicité de nos identités. Selon la position d’un individu ou d’un groupe, il sera plus ou moins dominé si l’on considère un facteur ou un autre.
Le rapport d’exploitation est-il un rapport de domination comme un autre ?
Il ne faut pas diluer ce rapport d’exploitation. Dans les études décoloniales, la classe vient à la fin d’une énumération et plus par rhétorique qu’autre chose. Quand on lit les auteurs décoloniaux, il est curieux de constater que l’accumulation, le capital et la classe sont quasiment absents de leur discours ou ne viennent qu’en complément de la race. Il y a une tendance à effacer la question sociale. (...)
Le livre reste très latino-centré, mais les études décoloniales le sont aussi. Si on importe d’Amérique latine un courant de pensée et ses travaux, alors il est logique et normal de s’intéresser aussi aux critiques qui en ont été faites et qui proviennent d’Amérique latine. En résidence de recherche pour un an en France, je me suis rendu compte que la théorie décoloniale connaît surtout un succès dans les sphères militantes, alors qu’en Amérique latine, il est aussi académique.
Qu’est-ce que l’anticolonialisme révolutionnaire et libertaire dont vous vous revendiquez ? (...)
Cette idée selon laquelle l’indépendance des pays anciennement colonisés est incomplète et que les processus coloniaux continuent de se reproduire a été forgée dans les années 1960 par des sociologues mexicains comme Pablo Gonzalez Casanova et Rodolfo Stavenhagen. Face au succès du décolonial, il serait opportun de revenir aux classiques de cet anticolonialisme, à commencer par Frantz Fanon
éditions de l’Échappée
Critique de la raison décoloniale
Sur une contre-révolution intellectuelle
Collectif
Traduit de l’espagnol par Mikaël Faujour et Pierre Madelin
Avant-propos de Mikaël Faujour
Le capitalisme et la modernité seraient intrinsèquement liés à un racisme d’essence coloniale et à la domination de l’Occident sur le Sud global : tel est le postulat des décoloniaux. Face à une rationalité considérée comme eurocentrique, face à un système de pouvoir qui chercherait à maintenir les « non-Blancs » dans une position subalterne, ils prônent un retour aux formes de savoir et aux visions du monde des peuples indigènes.
À l’heure où les théories décoloniales, nées en Amérique latine, gagnent du terrain dans les milieux universitaires et militants, les auteurs de ce livre, ancrés eux aussi dans ce continent, font entendre une autre voix (...)
À l’horizon, une conviction : seul un anticolonialisme fondé sur une critique radicale du capitalisme permettra de sortir de cette impasse, en dépassant toute soif de revanche pour retrouver le contenu universel des luttes d’émancipation.
Les auteurs de ce recueil (Pierre Gaussens, Gaya Makaran, Daniel Inclán, Rodrigo Castro Orellana, Bryan Jacob Bonilla Avendaño, Martín Cortés et Andrea Barriga) sont des universitaires qui travaillent au carrefour de la sociologie, de la philosophie et de l’histoire.